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Un sceptique sans scepticisme | | | Alfred Grosser La France - Semblable et différente Alvik éditions 2005 / 17 € - 111.35 ffr. / 352 pages ISBN : 2-914833-25-3 FORMAT : 14x21 cm
L'auteur du compte rendu : Historien des idées politiques, Thierry Leterre est professeur de science politique à l'université de Versailles-St-Quentin, après avoir été longtemps en poste à Sciences-Po Paris, où il demeure associé au CEVIPOF. Spécialiste du philosophe Alain, il consacre ses travaux au libéralisme ainsi qu'aux réseaux informatiques. Outre une vingtaine d'articles, il a publié plusieurs ouvrages dont La Gauche et la peur libérale (Presses de Sciences-Po, 2000) et La Raison politique, Alain et la démocratie (PUF, 2000). Imprimer
Un livre dAlfred Grosser, cest dabord un ton, ensuite un regard. Le ton est celui de la mesure dans un monde sans mesure ; la capacité à parler dun univers qui comporte plus quà son tour violences et génocides sans pathos, sans atermoiement, mais sans pour autant avoir à oublier lhorreur de linsupportable. Jamais les vérités cruelles ne sont rappelées cruellement dans ce livre. Doù le jeu dune présence et dun recul qui donne le titre - le ton - au chapitre sur la «présence des passés». Le regard suit, qui multiplie les perspectives, grâce à laccumulation de faits, danecdotes, de portraits, de rappels. Chaque vérité y croise son contraire : oui à la conscience du génocide arménien, non à la reconnaissance par une loi creuse ; oui à la sévérité à légard du nazisme, mais oui aussi au rappel que des bourreaux furent graciés dans lindifférence vingt ans après leur condamnation à perpétuité
Septicisme dans la méthode, assurément. Mais pas scepticisme dans les convictions : celles dAlfred Grosser sont dun humanisme sans hésitation.
La France, semblable et différente a été écrit en parallèle avec un livre en Allemand sur la France. Alfred Grosser se donne pour but de parler de la France aux français, comme il en avait parlé aux Allemands. Nombre de comparaisons entre les deux pays en résultent. Alfred Grosser en profite pour revisiter lun des thèmes privilégiés de son uvre, la mémoire, à travers celle des tragédies. Bien avant celle des Français, la mémoire allemande fut empreinte de «masochisme» à légard du souvenir du nazisme, quand les Français évitaient la question de Vichy et de la responsabilité collective à légard du génocide des juifs, jusquà ce que le président Chirac, dans un geste quAlfred Grosser approuve, admette la solidarité de la République et de lEtat français. Même face à face, simplement inversé, dans le regard porté sur le premier conflit mondial. Ce fut dabord pour les Français un «deuil», qui ne sest imposé que progressivement de la même manière aux Allemands, facilitant lultime réconciliation, celle de la conscience des souffrances réciproques.
La comparaison porte aussi sur des registres moins sombres comme le rôle de lhistoire, bien plus important comme discipline scolaire en France que chez nos voisins, ou la place des enfants dans les deux sociétés, leur valorisation, politique, sociale, en France, la réticence quils suscitent en Allemagne. Quitte à regretter les comparaisons quon ne fait jamais, comme celle, à quatre ans de distance, de labdication des parlements remettant les pleins pouvoirs à Pétain en France, comme à Hilter en Allemagne. Mais aussi ironie que ne boude pas Alfred Grosser le rapprochement inversé entre lappel à Pétain en 1940 dans la défaite et à Clémenceau en 1917 pour une victoire indécise.
Pourtant la comparaison nest pas le but, juste un moyen, la «méthode intellectuelle la plus féconde», afin de faire ressortir loriginalité dune expérience, celle de la France. Elle nexclut pas la critique. A travers cinq chapitres respectivement consacrés à «la présence des passés», aux «variations du pouvoir politique», à la crise économique, la culture et la situation du pays dans le monde, on voit un portrait se dessiner, qui ne néglige pas de sonder les failles : cette France qui fête la victoire du 8 mai 1945 en oubliant la répression atroce des soulèvements algériens qui commencent le même jour, et, encore plus honteux, labsolue bonne conscience qui la légitima
Cette France qui attend 2002 pour traiter à égalité ses anciens combattants entre la métropole et ses colonies dautrefois ; cette France qui dans les années 80 en est encore à critiquer les fondements de lEtat de droit, au point quun Lionel Jospin peut dire en 1982 que le conseil constitutionnel nappartient pas à la tradition française
A multiplier les remarques critiques, on serait toutefois inéquitable avec la démarche de lauteur ; à peine formulées, en effet, elles rencontrent leur exact pendant : lhistoire coloniale ne fut pas que racisme, mépris et massacre, la démocratie française fut aussi celle de lintégration, malgré ses désastres.
On samusera de quelques parti-pris. Alfred Grosser, très attaché à la justice, loue la politique sociale de son établissement dorigine, Sciences-Po, sans interroger son coût pour une minorité détudiants, quand les universités ne bénéficient pas des mêmes privilèges budgétaires alors quelles reçoivent ces mêmes étudiants en masse (écorchant au passage le nom de luniversité où enseigne lauteur de ces lignes). Même préjugé lorsque Georges Pompidou est critiqué comme normalien réputé pour une «omnicompétence encore plus fictive que celle des Enarques». De Gaulle avait aimé lhomme de culture frotté au maniement des affaires. En quoi un énarque aurait été moins fictivement compétent, sil avait été, à coup sûr, moins réellement cultivé ?
Quelques inexactitudes aussi : contrairement à ce quaffirme lauteur, en France, depuis près de vingt ans, les universités nont plus le monopole de la collation du doctorat, et il est dommage de parler du modèle « 3/5/8 » pour les études supérieures, au lieu de lofficiel «Licence-Master-doctorat», voire du «Processus de Bologne» de tous les autres pays européens. Ajoutons un dernier regret, formel : un livre aussi riche de faits, de dates et de personnages, toujours croqués avec le talent de plume qui a fait la réputation de lauteur, aurait à lévidence mérité un index.
Un point de fond mériterait discussion : en définissant la politique comme «lensemble des moyens que se donne une collectivité pour maîtriser son avenir», le politiste se coupe du phénomène fondateur du pouvoir, qui nest ici envisagé de manière significative que dans ses «variations». Il néglige alors ce quil peut y avoir dintolérable dans lexistence du pouvoir, tout ce qui peut être indéfini dans les collectivités, et finalement toute lhorreur des politiques qui nient lavenir. Aucune définition seulement «positive» de la politique nest réellement politique.
La France, semblable et différente, appartient à la catégorie des livres quon lit, quon a envie de lire. Alfred Grosser nous rappelle ainsi lexistence de deux modèles universitaires : celui de la recherche, dont on se gargarise et celui, plus silencieux, mais infiniment plus pénétrant, du savoir par la culture. Culture des faits et des hommes, culture des mémoires et de lhistoire, nourrie dune inlassable curiosité sur les temps et touchant ces existences humaines quil sagit dexpliquer. A lère des micro-spécialisations, il est bon de rappeler aux chercheurs qui cherchent lexemple dun découvreur qui trouve.
Thierry Leterre ( Mis en ligne le 23/03/2005 ) Imprimer
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