| Thomas Frank Pourquoi les pauvres votent à droite - Comment les conservateurs ont gagné le coeur des Etats-Unis (et celui des autres pays riches) Agone - Contre-feux 2008 / 24 € - 157.2 ffr. / 362 pages ISBN : 978-2-7489-0088-0 FORMAT : 12cm x 21cm
Préface de Serge Halimi.
Traduction de Frédéric Cotton.
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
A lheure où larrivée, comme colistière de John McCain, de Sarah Palin donne un coup de fouet sévèrement conservateur à la campagne présidentielle, il est bon de sinterroger sur ce quest lélectorat américain et en particulier lélectorat républicain.
Si en Europe, et notamment en France, on succombe assez facilement à limpression que lAmérique pense comme on voudrait quelle le fasse (cest à dire, de manière à peine caricaturale ; Bush est un abruti), dans la réalité, il apparaît quune majorité dAméricains se reconnaît / sest reconnue finalement dans le discours de Georges W. Bush, éloge dune américanité qui se passe des considérations et critères européens. Le fossé, perceptible depuis le duel Bush-Kerry, suppose que lon sy arrête, ne serait-ce que pour saisir les enjeux dune élection trop perçue (en France) à travers le seul prisme irakien.
Publié en 2004, louvrage de Thomas Frank, Whats the matter with Kansas (Quel est le problème avec le Kansas
le titre français est moins allusif et plus explicite) reprend à dessein le titre dun pamphlet anti-populiste du début du XXe siècle. Et à lépoque, il fit un tabac, en proposant une explication solide à une défaite jugée injuste. Chroniqueur au Wall Street journal et, parfois, au Monde diplomatique, Thomas Frank sest attaqué au problème en se posant une question simple : pourquoi le Kansas, son État de naissance, plutôt industriel (donc à majorité ouvrière) et en crise (cest même lun des États les plus pauvres des USA), vote-t-il majoritairement républicain après avoir longtemps incarné les espoirs du parti démocrate (en particulier au temps du New Deal) ? Ou plutôt, comment le parti du Big Business est-il parvenu à rallier les victimes de la mondialisation ?
La réponse apportée par lauteur est complexe : elle mêle les évolutions de la droite américaine (où une droite classique, modérée, assise sur une élite sociale et économique, se heurte de plus en plus à une droite réactionnaire, religieuse, implantée dans toutes les couches sociales, autour de thèmes fédérateurs, comme la religion, lavortement ou lhomosexualité), les paradoxes de la crise économique américaine, les résonances des thèmes sociaux et religieux et enfin les rapports toujours complexes depuis le débat fondateur entre fédéralistes et antifédéralistes entre lAméricain moyen et Washington.
En quelques chapitres, Thomas Frank brosse donc le portrait dun État anciennement démocrate, fer de lance du New Deal, et qui sest, dans les années 90, réveillé républicain à partir dun débat devenu national sur lavortement en 1991. Entraînant son lecteur dans une sorte de road-movie à travers le Kansas, ses banlieues huppées, ses industries de pointe, ses réussites et ses échecs, ses rêves, ses friches industrielles, ses quartiers en crise, ses églises, il dresse un portrait de lAmérique en proie au démon que Tocqueville entrevoyait déjà, celui de légalité. Aussi : une galerie de portraits de militants, de représentants, dindustriels, de pasteurs acteurs motivés, ou résignés, de cette nouvelle droite américaine, ce conservatisme de mouvement dont Barry Goldwater fut le premier héraut malheureux, en 1966. Une Amérique qui se méfie de lÉtat, des intellectuels et du libéralisme, et qui se reconnaît dans un idéal culturel à la fois populaire (le stock car, la country, les belles américaines
), religieux (moralisme et créationnisme) et populiste (le petit peuple, laméricain moyen contre les gros, les snobs de la côte Est
). Bref, un ensemble de représentations, qui construit ce que lon pourrait appeler, rapidement, une idéologie.
Entre essai militant et pamphlet informé, louvrage de Thomas Frank se lit déjà avec passion, tant ce Kansas simpose au lecteur, au point quil a limpression dy avoir passé lété. Le style de Frank, mi-ironique, mi-sérieux, peut sans doute étonner le public français : de fait, il ne lésine pas sur le second degré et lironie féroce. Il est pourtant dans la ligne du bon journalisme dinvestigation américain et construit chacun de ses chapitres comme une démonstration, argumentée et dense. Lexplication donnée par Frank le fossé serait culturel et religieux est sans doute discutable (elle a dailleurs été largement commentée, discutée, notamment dans un article non traduit de Larry Bartels, Whats the matter with Whats the matter with Kansas ou encore dans le récent ouvrage de Paul Krugman, LAmérique que nous voulons qui dénonce quant à lui un racisme récurrent), mais elle a le mérite de proposer une autre lecture des élections américaines.
Surtout, en reprenant les conceptions, les argumentaires et les thèmes des républicains conservateurs, elle offre au lecteur un panorama de ce quest actuellement le conservatisme américain et de ses représentations du monde (Dieu, lÉtat, lEurope, la gauche
). A cet égard, louvrage pourrait sintituler In bed with Sarah Palin, tant Frank, qui joue également du Moi pour expliquer lévolution de ses concitoyens, sait replacer son lecteur dans un mouvement didées et de conceptions (de stratégie politique aussi) à taille humaine, loin des machines politiques.
Au temps où une élection américaine devient un évènement planétaire, voilà un livre qui invite à réfléchir, à mettre en parallèle avec le récent et excellent ouvrage dirigé par Romain Huret, Les Conservateurs américains se mobilisent, afin de saisir ce que peut vouloir signifier, de nos jours laméricanité (ou du moins telle que lentendent ses partisans républicains) et pourquoi la culture contestataire républicaine nest pas une simple posture électorale, mais bien un mouvement de fond, ancien et étayé par un ensemble de conceptions. Un livre qui, en outre, restera dactualité après le mois de novembre (et lélection). Autant dire une lecture indispensable pour saisir les enjeux, non pas planétaires, mais nationaux, de lélection présidentielle.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 30/09/2008 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Les Conservateurs américains se mobilisent de Romain Huret , Collectif | | |