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Une ouverture à la pluralité
Howard S. Becker   Comment parler de la société - Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales
La Découverte 2009 /  24 € - 157.2 ffr. / 316 pages
ISBN : 978-2-7071-5677-8
FORMAT : 13cm x 22cm

L'auteur du compte rendu : Claire Aslangul est maître de conférences en civilisation de l'Allemagne contemporaine à l'université Paris Sorbonne (Paris IV). Ses travaux portent sur l'histoire des mouvements artistiques, de la culture populaire et de l'image aux XIXe et XXe siècles.
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Le personnage de Funes, dans une nouvelle de Borges, «se souvenait de tout, n’oubliait rien, et ne pouvait séparer l’important du reste. Tout savoir, c’est ne rien savoir» (p.105). Tout dire, c’est ne rien dire. Tous les types de représentation, dans les productions fictionnelles (film, roman, théâtre) autant que dans les productions plus «réalistes» (documentaires, tableaux statistiques, cartes topographiques), se livrent à des opérations de sélection et de mise en ordre de la réalité : il s’agit de «fabriquer du peu à partir de beaucoup d’éléments… de façon à ce que les destinataires puissent en disposer commodément» (p.108). Mais comment est fait le «tri» des données, par qui, pour qui, et avec quelles finalités, dans les différentes «stylisations du réel» auxquelles nous sommes confrontés au quotidien ?

C’est à cette problématique essentielle que s’attaque l’ouvrage d’Howard S. Becker qui, deux ans après sa parution en anglais, est désormais accessible au public français dans une excellente traduction. Belle synthèse accompagnée de passionnantes études de cas, Comment parler de la société couronne la longue carrière d’enseignant et de chercheur du sociologue américain, et fera sans doute bientôt partie des classiques pour les étudiants (et les chercheurs) en sciences sociales.

L’ouvrage est constitué de deux parties distinctes, «Idées» et «Exemples», qui ne sauraient recouper totalement la dichotomie théorie / pratique tant les deux sont liées. Les études de cas de la deuxième section sont un prolongement de la méthode que propose l’auteur. Plus qu’une méthode d’ailleurs, c’est un regard, une invitation à dépasser les cloisonnements disciplinaires pour jeter un œil nouveau sur tous les types de productions. Car le terme de «représentation» est pris au sens large comme «quelque chose que quelqu’un nous dit à propos de la réalité sociale» (p.20). Partant du principe que la sociologie n’a pas l’apanage du savoir et de la compréhension sur les faits sociaux, l’auteur considère dans une stratégie comparative (mais sans établir de hiérarchie) à la fois les graphiques, les modèles mathématiques, les photographies, les cartes, le théâtre, le roman, qui, tous, peuvent nous «apprendre des choses intéressantes sur la société» (préface, p.7).

Becker pose des principes génériques applicables à tous les supports et médias, en accordant une attention particulière au contexte et à ce qu’il analyse comme un contrat implicite entre producteurs et utilisateurs ; à l’intérieur d’une «communauté interprétative», «fabricants et usagers» de représentations se mettent d’accord sur des conventions. Peu importe que les représentations «donne(nt) une image partielle de la réalité» (p.18) : l’usager en «prend son parti» (p.106). Ainsi, la projection Mercator «répond aux besoins et aux désirs des marins», sans que «les inévitables distorsions ne gênent (…) la navigation en haute mer, même si elles déforment d’autres aspects» (p.107).

Le thème de l’existence d’un code partagé comme condition de la communication est un des fils rouges de l’ouvrage, qui pose en filigrane la question des «normes» communes. Un des leitmotivs de l’auteur consiste à plaider – en «prosélyte» assumé – pour le développement de représentations exigeantes et sortant éventuellement des «standards», même si cela doit coûter des efforts aux producteurs et récepteurs : «j’aimerais voir davantage de gens utiliser des procédés de ce genre (visuels complexes), créer des formes qui disent exactement ce qu’ils veulent dire, plutôt que de faire entrer de force leurs idées dans des formats standard» (p.196). Le langage d’une extrême clarté dont use Becker n’est donc pas incompatible avec la complexité (au sens positif du terme) des principes qu’il défend.

On sent aussi derrière le sociologue et le pédagogue le passionné de littérature. L’auteur s’attache à montrer notamment les potentialités du théâtre, lieu de prédilection où «les significations émergent de l’interaction» (p.218). Certaines œuvres livrent des éléments de réflexion sur la méthode sociologique elle-même, ses conditions de possibilité autant que ses limites. On pourra, chez Perec par exemple, «trouver des indices qui nous guideraient vers une libération de la tyrannie des formes conventionnelles» (p.293) – en ce sens, l’ouvrage est un véritable plaidoyer contre la sociologie traditionnelle et ses catégories étroites.

Le style de Becker, son enthousiasme, son humour aussi, entraînent le lecteur sur des pistes multiples, à partir de petits faits souvent tout à fait anodins. Ainsi, pour étayer ses réflexions sur la manière dont les chercheurs, derrière l’apparence de l’impartialité, introduisent des jugements moraux, Becker s’attarde sur la qualification qu’il donnerait lui-même des fumeurs de marijuana : contre de nombreux collègues, il préfère les nommer «usagers» et non «toxicomanes», et admet que cela contient un jugement implicite… Loin du jargon sociologique, il s’appuie sur des exemples simples, comme lorsqu’il pose la question banale : «pourquoi les cartes routières n’indiquent-elles pas la présence de collines ?» afin de démontrer que ces objets, comme les autres formalisations de la réalité, correspondent à un usage précis dans un contexte donné. L’aller-retour permanent entre théorie et exemples est une des grandes forces de cet ouvrage.

Les redondances que le lecteur ne manquera pas de constater nuisent moins au propos qu’elles ne le clarifient. Elles tiennent au souhait de l’auteur que les différentes parties de son ouvrage puissent être lues de manière indépendante. Si certains chapitres – le 6e notamment – semblent condenser l’essentiel des grandes idées et les exemples les plus pertinents, on recommandera pourtant une lecture linéaire du livre, qui fait ressortir le caractère pédagogique et progressif de la présentation.

A l’issue d’un parcours à travers les multiples formes de représentations, le lecteur aura compris qu’«il n’y a pas une manière qui soit meilleure pour parler de la société» (p.295). «Une écoute compétente de n’importe quel phénomène social nous livre une Tour de Babel de voix différentes, et si l’on veut faire le travail de représentation de manière exacte, il faut entendre et transmettre toutes ces voix», nous dit l’auteur (p.219). Loin de l’idée négative de la confusion des langues, Becker suggère de manière convaincante le bénéfice d’une ouverture à la pluralité.


Claire Aslangul
( Mis en ligne le 06/07/2010 )
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