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Histoire & Sciences sociales -> Sociologie / Economie |
| Pierre Tévanian Dévoilements - Du hijab à la burqa : les dessous d’une obsession française Libertalia - A boulets rouges 2012 / 8,20 € - 53.71 ffr. / 151 pages ISBN : 978-2-918059-23-3 FORMAT : 11,0 cm × 16,5 cm Imprimer
Léditeur nest pas connu et inspirera la méfiance aux intellos pur jus, avec son logo «Libertalia» dont le a final représente deux tibias surmontés dun crâne, à la façon des pavillons pirates. Lauteur ? Un enseignant
Bigre, un prof qui se pique de publier des bouquins ! Mais au fond, rien de plus normal : le bonhomme a tout loisir décrire, vu quil travaille six mois lan et que, le reste du temps, il doit être en dépression nerveuse à force daffronter des hardes de sauvages illettrés.
Et bien, nen déplaise au commun des lecteurs, quils sempressent de lâcher le Debray, le Finkielkraut, le Gallo qui traînent sur leur table de chevet. Quils quittent la part émergée de liceberg et quils plongent un peu voir ce que dissimule le dixième de doxa dont ils se repaissent confortablement, prudemment. Quils prennent la peine de lire la petite étude Dévoilements. Puis ils pourront se targuer démettre un avis sinon autorisé, du moins dessillé, sur ce morceau de tissu qui enflamme depuis près de deux décennies lopinion, les parlements, les dîners dominicaux, qui fait froncer les sourcils des respectables mères de famille et des chiennes de garde, qui tient en éveil les consciences majuscules, toujours prêtes à se trouver une affaire Dreyfus ou une Guerre dEspagne par procuration, histoire de signaler leur raison dêtre.
Dévoilements est un texte important et salutaire, parce quil y est enfin dit, non pas ce que tout le monde pense tout bas (pour cela, il y a les forums et les chats), mais plutôt ce que personne ne parvient à penser rationnellement et raisonnablement. Car la ratio, à la base des deux adverbes précédents, semble bel et bien évacuée de notre époque, au profit dévidences béatement admises, de stéréotypes plus énormes que ceux que lon rencontrait dans les colonnes de La Libre Parole de Drumont, dune confusion mentale permanente qui frise la schizophrénie et dont on serait en droit de se demander dans quelle mesure elle nest pas entretenue par les médias eux-mêmes pour encore mieux subjuguer les foules.
Depuis le milieu des années 90, le voile islamique est, en France et dans de nombreux autres pays européens, lobjet suprême de cristallisation de la peur et du rejet haineux. Jamais sans doute élément vestimentaire, pas même la minijupe, ne provoqua autant de polémiques et ne se hissa à la hauteur dun authentique symbole. Laffaire est compliquée, car elle soulève des enjeux à la fois religieux, idéologiques, identitaires, politiques, moraux, esthétiques, culturels, bref, lâchons le mot, «civilisationnels», en ce sens quelle implique toutes les dimensions des deux civilisations en présence dans cette question.
Pierre Tévanian a refusé de se plier aux vérités assenées. Il faut dire que lanimateur dun site aussi intelligent que ''Les Mots sont importants'' a le bagage nécessaire pour se faire son idée sur une question dapparence rebattue. La première étape de sa démarche critique est de lister les quelque trente (!) paradoxes de la campagne anti-burqa. Le démontage des argumentaires contradictoires (notamment ceux professés par de nombreuses féministes dites de pointe) est implacable et, au-delà de labsurdité interne au problème, met en lumière lévidence des vices de forme quadopte immanquablement notre «culture du débat», hésitant entre le galop fougueux de la liberté dexpression et le cabrement face à ce qui sort radicalement de son cadre référentiel.
Tévanian analyse ensuite un phénomène global propre à la société française mais que fort peu de clercs ont osé aborder jusquici, tant il est malaisé à conceptualiser : la révolution conservatrice qui reconfigure actuellement la laïcité. «Cette révolution conservatrice peut se résumer en quatre formules : passage dune conception laïque de la laïcité à une conception religieuse de la laïcité ; passage dune laïcité libertaire à une laïcité sécuritaire ; passage dune logique démocratique à une logique totalitaire ; passage dune laïcité égalitaire à une laïcité identitaire».
Cette évolution extrémiste de la vision de la laïcité en rupture avec ses racines profondes et ses principes originels participe dun brouillage idéologique qui caractérise de plus en plus la vie politique de ces dernières années. En témoignent notamment les interventions de Xavier Darcos et de Jean-Luc Mélenchon, et qui bien quémanant de deux pôles de léchiquier politique, convergent vers un rejet unanime du port du voile dans la sphère publique, en particulier dans linstitution scolaire.
Tévanian connaît bien cette dernière sphère et lanalyse quil livre de la subite abrasion des consciences autour de la question du voile parmi le corps professoral de son pays ne fera pas que des heureux. Non seulement il en pointe une cause concrète et datable, à savoir la campagne «Le voile hors de lécole» orchestrée en 2003 par Lutte ouvrière, là où on aurait attendu des partis de droite
Mais surtout, Tévanian insiste sur les «dispositions racistes préexistantes dans une partie importante du corps enseignant» et estime que les actuels descendants dimmigrés paient en quelque pour avoir remis en question limage dun ordre symbolique colonial ancestral qui ne passe décidément pas. Le retour critique sur la période coloniale de la France, au tournant des années 2000 (via des uvres cinématographiques «mémorielles», la réouverture de dossiers de tortures ou dexactions, diverses commémorations, etc.) aurait à ce point inquiété les autorités françaises que le foulard serait dès lors devenu le prétexte tout trouvé pour remettre en place ces turbulents «indigènes» en quête didentité.
Tévanian se verra sans doute adresser le reproche (qui ne sera pas complètement infondé) daffirmer sur base de constats souvent empiriques et, pire encore, dêtre horriblement pessimiste. Il nempêche quil débouche sur des conclusions plausibles, surtout dans le contexte sarkozyen de lépoque. Ainsi quand il affirme que «la chasse aux élèves voilées a en effet permis dexorciser la cinglante défaite des grèves du printemps 2003 contre la décentralisation et la réforme des retraites, déviter de tirer les douloureuses conclusions quimposait cet échec, doublier les difficultés persistantes rencontrées par les mouvements sociaux face à un front médiatique, politique et policier implacable, dévacuer les dissensions et de recréer de lunité par le moyen le moins coûteux, la communauté en fusion qui se crée autour dune peur ou dune haine partagée».
À travers dautres décryptages (ceux dune chronique du Professeur en neurologie Laurent Cohen parue dans Libération ou de citations glanées dans les médias) où laplomb intellectuel le dispute à la saine férocité pamphlétaire, Tévanian révèle le processus qui a abouti, «sur des bases culturalistes», à la création du bouc-émissaire de notre époque : «le garçon arabe de confession musulmane». Face à cette icône répulsive se dresse une laïcité faisant bloc par delà les anciennes divisions partisanes, «mobilisé[e], comme lécrit Saïd Bouamama, pour masquer la réalité des clivages sociaux, réunir ceux que le projet libéral divise et diviser ceux quil unit».
Tévanian déplore les effets dévastateurs du débat autour du voile sur lunité de la gauche et voit, dans les mesures législatives concrètes prises en 2004 puis 2010, «un recul grave sur les plans juridique et politique». Beaucoup ne lui pardonneront pas même dans son propre camp de sengager ainsi. La solitude où le portera sa singulière et courageuse indignation atteste quil se sera prononcé en homme honnête. Cela ne pourra que hérisser ces «honnêtes hommes» auto-proclamés, qui se gargarisent de valeurs dont ils ont perdu le véritable sens.
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 11/09/2012 ) Imprimer | | |
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