| Nicolas Bancel Zoos humains La Découverte - Poche 2004 / 13.50 € - 88.43 ffr. / 486 pages ISBN : 2-7071-4401-0 FORMAT : 13x19 cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
En rééditant sous format poche (avec une postface inédite) lexcellent ouvrage publié voilà deux ans, La Découverte permet à ceux qui avaient pu lignorer de combler une lacune regrettable. Le phénomène semble en effet paradoxal, à la fois excentrique, marginal dans son principe même (les zoos humains) et au cur dune certaine actualité jusque dans ses prolongements présents (le principe de la télé réalité). En se penchant sur les multiples aspects que recouvre ce terme, louvrage expose une histoire des XIXe et XXe siècles et de la colonisation sous langle des représentations de lAutre et de Soi, dune culture anthropologique en plein essor et de ses limites, comme un portrait de loccidental au prisme du «sauvage» et du «monstre».
Demblée, on peut dire quil sagit là dun programme de recherche modèle, entamé en 2001, fruit des efforts de nombreux scientifiques venus de diverses branches des sciences sociales : une collaboration à la fois rare et efficace. Car le sujet est vaste et pose nombre de problèmes : de lhistoire des représentations à celle des images, de lanthropologie à lhistoire des sciences, la sémiotique, la variété des questions posées (en 5 points : généalogie, hiérarchie, déclinaisons, diffusion et perspectives du phénomène) et des angles dapproches adoptés révèle lampleur dun drame pourtant ignoré. Certes, les tribulations de la Vénus hottentote, évoquées dans louvrage et récemment dévoilées à la télévision par un reportage remarquable, ont-elles sensibilisé le public cultivé à ces affaires, mais louvrage va bien au-delà, évoquant des manifestations jugées alors inoffensives, amusantes et instructives (le cirque Barnum, Lilliputia, Kaffir Kraal, le Weltmuseum, les expositions universelles ou coloniales
) pour en démonter certains mécanismes racistes et réducteurs.
De «villages ethniques» en «freak shows», d«expositions coloniales» en «kermesses orientali», lAutre sexpose/sexhibe au nom dune certaine conception de lOccident. La construction de lidentité européenne - sentend dune Europe impériale, sûre delle et de sa supériorité passe par linfériorisation des colonisés, sous le prétexte dun besoin de connaissance mâtiné dexotisme. Du colonisé à la brute, et du sauvage à lanimal, il ny a quun pas, qui sera souvent franchi (comme pour les Canaques/kanak, dont le destin est significatif dun peuple considéré comme quasi «animal» jusquà sa colonisation complète : il devient alors «indigène», ce qui est une promotion). Que ce soit la reconstitution de villages exotiques au jardin dacclimatation (une vingtaine dethnies seront amenées de 1877 à 1903), ou encore lexhibition des amazones du Dahomey jusquen 1925 («femmes monstrueuses» !), le spectacle est inédit et attire le public (y compris le public savant, qui finit par dénoncer non pas le fait en soi, mais son manque de cohérence scientifique). LAmérique nest pas en reste, où le freak de tout type (Freaks, de Tod Browning, qui est une réaction à ce goût, date de 1932) est également dévoilé au yeux dun public raciste et tenté par leugénisme. Dévoilant les ressorts culturels et mentaux de cette monstration et ses conséquences dans lordre des mentalités, louvrage sinterroge sur la place, dans notre histoire occidentale, dun tel phénomène, qui survit même aux guerres.
Louvrage est immense (47 articles), à limage de la bibliographie qui le complète : une impression dexhaustivité simpose. On voudrait pouvoir oublier une telle lecture, se complaire dans lidée que la science est forcément propre et que son dévoiement demeure une exception totalitaire : il nen est hélas rien et cet ouvrage, que lon recommandera non seulement aux amateurs dhistoire et danthropologie coloniale, mais également à tout curieux, nous le rappelle gravement, sans fausse pudeur ni excès de sensationnalisme. Traitant dun phénomène né au temps de limpérialisme, et qui de nos jours, connaît une réelle actualité via la télé réalité (est apparue aux Etats-unis en 2001 une émission au titre évocateur, Human zoo), les auteurs ont souvent su dépasser lanecdotique pour amener le lecteur à des problématiques vastes et pluridisciplinaires, et cela dans un style en général aisé, très rarement jargonnant. Les articles sont courts, et vont à lessentiel : la réflexion y gagne et lintérêt aussi.
La perception de lautre et de son image, sans déformation, suppose une certaine familiarité, une volonté de connaissance, mais le principe du zoo humain en est une perversion terrifiante. Une lecture édifiante à lheure où certains mécanismes intellectuels mis en lumière persistent.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 27/09/2004 ) Imprimer | | |