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Histoire & Sciences sociales -> Sociologie / Economie |
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L’impossible mission des intellectuels ? | | | Gérard Noiriel Les Fils maudits de la République - L'avenir des intellectuels en France Fayard - Histoire de la pensée 2005 / 20 € - 131 ffr. / 329 pages ISBN : 2-213-61064-9 FORMAT : 14x22 cm
L'auteur du compte rendu : Agrégé dhistoire et titulaire dun DESS détudes stratégiques (Paris XIII), Antoine Picardat est professeur en lycée et maître de conférences à lInstitut détudes Politiques de Paris. Ancien chargé de cours à lInstitut catholique de Paris, à luniversité de Marne la Vallée et ATER en histoire à lIEP de Lille, il a également été analyste de politique internationale au ministère de la Défense. Imprimer
Lessai de Gérard Noiriel, directeur détudes à lEHESS et auteur de plusieurs ouvrages sur les ouvriers et sur limmigration, est une réflexion en forme détat des lieux sur le monde intellectuel français et sur sa place dans la société. Il définit demblée lintellectuel par sa mission : «dire la vérité au pouvoir, au nom des opprimés», ce qui le conduit à sintéresser en priorité aux rapports entre la savant et le politique.
Gérard Noiriel esquisse tout dabord le portrait du prédécesseur de lintellectuel : lhomme complet du XIXe siècle, à la fois savant, journaliste et/ou homme politique. Guizot, Thiers ou Marx. Mais la spécialisation accrue dans chacun de ces domaines entraîna, après 1880, la disparition de lhomme complet. Cest pour combler le vide créé entre ces trois fonctions indispensables dans une démocratie que naquit lintellectuel. Sappuyant sur son expérience de savant, il intervient donc dans le débat public. On sait quil apparut au moment de laffaire Dreyfus et quil transforma en titre de noblesse le substantif méprisant inventé alors par Ferdinand Brunetière.
Si elle vit naître les intellectuels, laffaire Dreyfus fut également la matrice des trois types dintellectuels que recense Gérard Noiriel : lintellectuel révolutionnaire, lintellectuel de gouvernement et lintellectuel spécifique. Lintellectuel révolutionnaire semble être aujourdhui une espèce éteinte. À travers Péguy, Nizan et Sartre qui lincarnèrent, il illumina pourtant le siècle, mais il ne parvint pas à transformer sa révolte en projet collectif au service de la société et son rôle se limita, avec fougue mais pas toujours avec lucidité, à dénoncer.
Cest donc aux deux autres types que sintéresse plutôt lauteur. De Seignobos et Aulard, avant-hier, à Pierre Rosanvallon, Jacques Julliard, Marcel Gauchet, René Rémond et Alain Finkielkraut aujourdhui, en passant par Aron ou Furet hier, il étudie longuement lintellectuel de gouvernement, quil critique de manière méthodique. Celui-ci se veut réformiste, il aspire à occuper le centre de lespace public et de là, à sadresser non au pouvoir, mais aux citoyens, dont il sest donné pour mission de façonner lopinion. À la posture du savant, dont il abandonne vite la démarche en recyclant sans cesse ses travaux de jeunesse, il préfère celle du journaliste. Il utilise sa notoriété et ses réseaux pour se constituer un magistère, doù il assène des jugements servant ses intérêts et ceux des pouvoirs établis.
Incontestablement, Gérard Noiriel lui préfère lintellectuel spécifique. Généralement sociologue, tout comme lauteur lui-même, alors que le révolté est plutôt philosophe et lintellectuel de gouvernement historien, il cherche à utiliser ses compétences scientifiques pour comprendre les problèmes et intervenir dans le débat civique. Durkheim en est le modèle. Bloch et Febvre (qui sauvent ainsi lhonneur des historiens), Foucault, Bourdieu et Derrida ont adopté la même démarche.
Le bilan de cette confrontation bipolaire nest guère brillant. Dun côté, une nouvelle trahison des clercs. De lautre, un «agrégat inconstitué de savants désunis», enfermés dans leurs laboratoires et séparés par les égoïsmes individuels et les querelles de chapelles et incapables de former un communauté apte à formuler des projets, à éclairer le public sur les enjeux de notre époque. Gérard Noiriel est pessimiste quant aux chances de voir les intellectuels retrouver le sens originel de leur fonction. Il le déplore dautant plus quil estime que les ravages des inégalités sociales et des discriminations, notamment du racisme, ainsi que les attaques du capitalisme contre les valeurs de la république, rendent plus que jamais nécessaires les intellectuels.
Les Fils maudits de la République est donc un ouvrage extrêmement sérieux et intéressant. Les 47 pages de notes permettront au lecteur dapprofondir les différents sujets abordés par le livre. Sa description des intellectuels de gouvernement, installés à tous les postes-clés des institutions (université, Sciences-Po, maisons dédition, revues, médias, Institut, etc.), étroitement liés aux cercles du pouvoir politique et économique, est saisissante et inquiétante.
Cependant, il apparaît vite que Gérard Noiriel mène ici un combat politique. Lorsquil dénonce un comportement qui sécarte du cahier des charges de lintellectuel tel quil la lui-même défini, il réagit surtout au fond, cest-à-dire à leur pensée. Cest notamment le cas dans lacharnement dont il fait preuve contre François Furet. Ne sagit-il pas dabord dune réaction au succès qui accueillit sa relecture de la Révolution ou sa démolition de lillusion communiste ? Gérard Noiriel sépare les bons intellectuels des autres au tamis des grandes questions de société : pour ou contre le mouvement social de lautomne 1995, pour ou contre la loi interdisant le port ostensible de signes religieux, donc du foulard musulman, à lécole. Dans ce dernier cas, il nhésite pas à faire des partisans de la loi les héritiers des discours xénophobes, de Drumont à Vichy. Malheur à lintellectuel ou au citoyen qui se range du mauvais côté de la barricade : la liberté de pensée ou de débat cède à nouveau devant la lutte des classes !
En dramatisant les enjeux, Gérard Noiriel cherche à entretenir une bipolarité intellectuelle et politique que beaucoup aujourdhui cherchent à dépasser. Chaque génération na pas une affaire Dreyfus autour de laquelle se trouver, et le flou et les redéfinitions caractérisent bien la période actuelle. Cependant, les enjeux résident certainement moins dans les types et les catégories du monde intellectuel, que dans les thèmes qui structureront les réflexions et les débats de demain.
Antoine Picardat ( Mis en ligne le 18/03/2005 ) Imprimer
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