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Histoire & Sciences sociales -> Sociologie / Economie |
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Un formidable parcours ethnographique | | | Katerina Seraïdari Le Culte des Icônes en Grèce Presses universitaires du Mirail - Les Anthropologiques 2005 / 28 € - 183.4 ffr. / 257 pages ISBN : 2-85816-801-6 FORMAT : 13,5cm x 22,0cm
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance (2001). Imprimer
Parmi les nombreuses publications consacrées ces dernières années au culte des icônes et qui témoignent dun engouement iconophile parfois douteux, louvrage de Katerina Seraïdari constitue une approche peu commune. En effet, Le Culte des icônes en Grèce, sécartant des perspectives purement esthétiques et/ou théologiques, se présente comme une étude anthropologique de «la manière dont certaines localités [de la Grèce contemporaine] sappuient sur le religieux pour construire un rapport privilégié avec le temps, une position significative dans lespace, le dialogue avec limaginaire national et la relation entre les deux sexes» (p.23).
En abordant la religion comme un processus continuel de réinterprétation et en prenant en considération, grâce à une enquête de terrain, aussi bien ce quelle appelle le «corpus mythologique» (p.7) que le modèle monographique, lauteur nous invite à explorer les pratiques religieuses grecques centrées sur les icônes de la Vierge. Cette perspective ethnographique se révèle profondément originale : elle sinscrit en faux contre le topos qui fait de licône une spécificité de la religion orthodoxe, et prétend, à linverse, que «ce sont les pratiques religieuses orthodoxes qui rendent licône spécifique» (p.20). Lanthropologue cherche précisément à mettre en évidence lindividualisation de ces pratiques cultuelles aux niveaux de la famille, de la communauté locale et de la nation.
La première partie de la recherche («De lHistoire Sainte à lhistoire des icônes et des communautés») est principalement centrée sur la construction de la sacralité de licône de la Vierge de lîle cycladique de Tinos «invention» (p.43) qui est très étroitement associée à la formation de lEtat grec moderne. Après avoir montré comment les Grecs, pour unifier leur Histoire nationale, ont «réconcilié les deux références culturelles par lesquelles la nation grecque définit sa singularité : lAntiquité grecque et la religion orthodoxe» (pp.27-28), Katerina Seraïdari rend compte de «limbrication du politique et du religieux» (p.29) au niveau de la communauté locale en sappuyant sur lexemple de licône de Limni, une ville côtière dEubée, où la Nativité de la Vierge investit la «naissance» de la collectivité locale. Le même processus est à luvre dans lhistoire de licône de Tinos, mais larticulation politico-religieuse se situe ici également à léchelle de la nation. A partir des légendes dinvention, lauteur retrace lhistoire de cette icône dont linvention se situe au commencement de la guerre dIndépendance contre les Ottomans, en 1821.
La «résurrection» de licône préfigura à la fois lémancipation nationale et la «guérison collective» (p.39). Cest pourquoi, «en Grèce, cest licône de Tinos qui permit à lHistoire nationale de se calquer sur lHistoire Sainte» (p.41). Lanthropologue énonce les péripéties qui ont structuré, jusquà lépoque contemporaine, le lien entre licône et la nation hellénique. Elle décrit comment, de nos jours, cette icône mariale fait lobjet dune réappropriation locale grâce à la ritualisation coutumière de la fête institutionnelle qui consiste en la parade de la jeunesse en lhonneur des Trois Hiérarques. Cette «appropriation dune référence nationale par le discours local» (p.62) caractérise aussi lîle de Sifnos. Cette enquête, qui révèle le rôle décisif des érudits locaux et des intellectuels «nationaux» dans les interprétations religieuses et politiques du passé, tente détablir comment ces discours et ces pratiques locaux et/ou nationaux le «capital sacré de la communauté locale» (p.67) tendent à signifier qu«un bon patriote ne peut être quun bon Orthodoxe» (Idem).
Dans la deuxième section («Icônes itinérantes, entre léglise et la maison»), lauteur examine la manipulation de ce capital sacré opérée par chaque communauté dans le but de «créer limage dune grande famille, dont la cohésion sociale serait sans faille» (p.67). Pour ce faire, elle propose une analyse précise du «système de rotation» (p.85) des icônes, pratique exclusivement localisée sur quelques îles cycladiques. Cette circulation périodique de licône entre un ermitage, une église paroissiale et une maison (ou une «confrérie») redistribue sans cesse, dans lespace et dans le temps, les relations entre le domaine du sacré et celui du profane. Lexemple de licône de Chryssopiyi, à Sifnos, permet de dévoiler comment ces échanges renforcent les relations sociales en rapprochant la famille de la communauté. Le système complexe de rotation des quatre icônes de lîle de Sikinos est, quant à lui, défini par la duplication et la catégorisation des icônes (les «icônes-copies» à la maison et les «icônes originales» à léglise paroissiale) : le processus dautonomisation des copies laisse clairement entendre que «cest la vénération qui fait licône» (p.100) et que «la sacralité ne se trouve pas a priori dans lobjet» (Idem), mais dérive de son inscription dans une tradition religieuse qui le rend sacré. En examinant limbrication des espaces sacré et privé induite par la circulation iconique, Katerina Seraïdari insiste sur la signification ambivalente de ces icônes : cohésion et divisions internes des groupes, oscillation entre le local et le national, le privé et le public, lindividuel et le collectif, la copie et loriginal. Seule une telle approche anthropologique permet de comprendre que le statut de licône ne dépend pas de «leur qualité artistique ou métaphysique» (p.141), mais de «leur manipulation» (Idem), du «rôle social quon leur assigne» (Id.).
Lultime section («Femmes et hommes dans les fêtes») est sans doute la plus passionnante. Elle traite du partage du sacré entre les sexes et cherche à mettre en évidence lambivalence du féminin, résultant de «la manipulation sociale» (p.147) dont font lobjet les rôles contradictoires de la femme (la Vierge et Eve) dans la société. En effet, létude des légendes dinvention montre que dans les récits où linventeur de licône est une femme, «celle-ci accède au mariage et forme une famille» (p.148), alors que si linventeur est un homme, il devient en général moine. A limage de licône, linventrice, en passant du célibat à la vie conjugale, connaît un processus de socialisation. Dans cette perspective, lauteur examine linscription des autochtones et des étrangers, des hommes et des femmes dans la fête de la Panayia Spiliani («la Vierge de la grotte») sur lîle de Nissyros : parmi les catégories d«étrangers», les femmes appelées «niameritisses» (p.154) apparaissent officiellement comme des médiatrices entre licône et la communauté. Cest le traitement spécifique imposé au corps féminin lors des rituels de la fête qui transforme «lespace sacré en un espace féminin» (p.162) : sécartant de la norme religieuse, les actes dévotionnels des femmes donnent corps à limage de la Vierge qui souffre et se sacrifie pour sa famille.
Face aux attitudes féminines, les hommes mettent en scène les tensions entre tradition et modernité : ils ont recours à la technologie (réfrigérateurs, caméras et appareils photographiques) pour se démarquer des pratiques féminines ; mais si la modernité devient menaçante en étant le fait dagents extérieurs comme lEtat, les hommes se présentent alors comme les défenseurs des valeurs traditionnelles. Ainsi, est à nouveau vérifié le principe selon lequel les différents acteurs attribuent aux notions de tradition et de modernité «les significations qui leur conviennent» (p.176). Ce partage du sacré entre les sexes est aussi rendu visible au niveau des vêtements portés lors de la fête pascale à Nissyros. Lexposé met ainsi parfaitement en lumière la manipulation de limage féminine qui est à luvre dans les fêtes religieuses.
Si Le Culte des icônes en Grèce constitue un formidable parcours ethnographique et une étude anthropologique pénétrée de finesse, louvrage ne sacrifie pas pour autant le plaisir du lecteur à la rigueur de la recherche scientifique. Lauteur est comme un guide qui nous accompagne en faisant alterner les descriptions, les questionnements et les moments de synthèse. Des cartes, un glossaire et des photographies en couleur contribuent à faire de cette enquête un périple aussi plaisant quenrichissant. A lheure où la question de lidentité européenne se pose avec acuité, le livre de Katerina Seraïdari offre un éclairage captivant des principaux enjeux sociétaux contemporains.
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 16/11/2005 ) Imprimer | | |
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