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Histoire & Sciences sociales -> Sociologie / Economie |
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Une défense et illustration de l’anthropologie | | | Maurice Godelier Au fondement des sociétés humaines - Ce que nous apprend l'anthropologie Flammarion - Champs 2010 / 10 € - 65.5 ffr. / 330 pages ISBN : 978-2081231252 FORMAT : 11cm x 18cm
Première publication en octobre 2007 (Albin Michel - Bibliothèque des idées)
Voir aussi, du même auteur, parus ce mois dans la même collection :
- L'Idéel et le matériel (11 )
- Métamorphoses de la parenté (15 )
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de lInstitut dEtudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autre, chez LHarmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004). Imprimer
La légitimité scientifique de lanthropologie culturelle (autrement appelée en France ethnologie) fait débat aux États-Unis, sous linfluence notamment de la French Theory (Derrida, Foucault, Deleuze, etc.). Au soir dune brillante carrière de quarante années, Maurice Godelier, que la quatrième de couverture du livre présente comme «lanthropologue français le plus discuté à létranger après Claude Lévi-Strauss», apporte une contribution intéressante à la refondation de la légitimité de sa discipline ce quil nomme une entreprise de «déconstruction-reconstruction».
Pour ce faire, son livre sattaque à cinq grandes «évidences» de lanthropologie classique : 1. Les sociétés sont fondées sur léchange (de personnes et de biens, sous forme déchanges de marchandises, ou déchanges de dons et de contredons) ; 2. Les rapports de parenté et la famille sont partout au fondement de la société, particulièrement dans les sociétés sans classes et sans État ; 3. Un homme et une femme produisent des enfants en sunissant sexuellement ; 4. Les rapports économiques constituent la base matérielle et sociale des sociétés ; 5. Le symbolique lemporte toujours sur limaginaire et le réel.
A ces énoncés, lethnologue entend substituer ses propres «vérités» : 1. A côté des choses que lon vend et de celles que lon donne, il en existe quil ne faut ni vendre ni donner, mais quil faut garder pour les transmettre et qui sont le support didentités ; 2. Aucune société ne sest jamais fondée sur la parenté ; 3. Jamais dans aucune société un homme et une femme ne sont pensés comme suffisants pour faire un enfant, et le corps sexué nest quune sorte de «machine ventriloque» des rapports sociaux ; 4. Les «noyaux imaginaires» dans les rapports sociaux en sont des composantes fondamentales et non des reflets idéologiques ; 5. Les rapports sociaux qui font dun ensemble de groupes humains et dindividus une «société» reposent sur des rapports quen Occident on qualifierait de «politico-religieux».
Prenant appui sur le terrain quil a le plus étudié les Baruya en Nouvelle-Guinée mais aussi des exemples plus connus de lhistoire humaine (lEgypte et la Chine antiques, lEmpire romain), Godelier développe ces divers points dans un style simple qui vise manifestement un large public au-delà des lecteurs habituels des sciences sociales. On notera dans ces démonstrations, entre autres, des remarques très fécondes sur la sexualité comme lieu de rencontre entre le social et lindividuel, dans la tension problématique qui les oppose ; ou encore sur le rôle central du politique dans la définition des groupes sociaux, ainsi quune réflexion importante sur ce qui distingue la société de ses différents sous-ensembles (tribus, ethnies, communautés, familles, associations). Chaque chapitre de louvrage de Maurice Godelier touche du doigt une des particularités, encore largement impensée, de lespèce humaine : non pas le fait que lhomme vive en société comme la plupart des autres primates mais quil invente sur toute la surface du globe des sociétés différentes, dont les formes ne dépendent pas directement du contexte naturel, et qui évoluent dans le temps dune façon assez mystérieuse (pourquoi le système de parenté cognatique quon trouve aujourdhui aussi bien chez les Inuit du Canada que chez les Iban de Bornéo apparaît-il à Rome vers la fin de la République ? Pourquoi le système de parenté dravidien qui impliquait léchange des femmes et le mariage entre cousins croisés sefface-t-il entre le IIIe et le Ve siècle apr. J.-C. pour laisser place à un système de type «soudanais» qui était aussi en vigueur chez les premiers Latins ?).
En mêlant impératif de réflexivité critique et foi dans la possibilité pour lhumain de comprendre ce que dautres humains ont inventé, Maurice Godelier parvient ainsi à soustraire sa discipline aux extrémités dun certain nihilisme postmoderne. Il la restaure pleinement dans sa fonction narrative, qui consiste, au fond, à restituer la cohérence de systèmes imaginaires et symboliques des sociétés humaines, des systèmes toujours conçus comme fluctuant et ouverts à des apports de systèmes externes (spécialement dans le cadre de la globalisation). Cette approche de lanthropologie et les conclusions auxquelles elle aboutit nest pas la seule possible au sein dun champ de recherche traversé par des débats nombreux. En outre, les tenants dune anthropologie plus naturaliste (néo-darwinienne) ne manqueront pas den dénoncer certains dangers (car, quoique lethnologie défende une conception objectiviste de la vérité, et la possibilité de latteindre par un débat contradictoire entre chercheurs, elle laisse une grande liberté à lintuition subjective de lobservateur). Elle demeure cependant un outil heuristique efficace pour combattre tout autant lethnocentrisme que le relativisme, en développant une compréhension à la fois globale et critique du fonctionnement social de lêtre humain.
Christophe Colera ( Mis en ligne le 12/10/2010 ) Imprimer | | |
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