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Histoire & Sciences sociales -> Historiographie |
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Histoire et pouvoir au temps des ''lois mémorielles'' | | | Marc-Olivier Baruch Des lois indignes ? - Les historiens, la politique, le droit Tallandier 2013 / 21.90 € - 143.45 ffr. / 342 pages ISBN : 979-10-210-0395-8 FORMAT : 14,5 cm × 21,5 cm
L'auteur du compte rendu : Archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris I-Sorbonne, conservateur en chef du patrimoine, Thierry Sarmant est responsable des collections de monnaies et médailles du musée Carnavalet après avoir été adjoint au directeur du département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié, entre autres titres, Les Demeures du Soleil, Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi (2003), Louis XIV. Homme et roi (Tallandier, 2012), Fontainebleau. Mille ans d'histoire de France (Tallandier, 2013). Imprimer
La pompe entourant les commémorations du centenaire de 1914 qui ont débuté une année davance avant la date anniversaire montre que notre République ne doute pas moins que les régimes antérieurs de sa légitimité, sinon à écrire une histoire officielle, du moins à tenir un discours sur lhistoire. Dans la France du XXIe siècle autant que dans la Rome des Césars, la Chine des Fils du Ciel ou lUnion soviétique de Staline, lhistoire est mère et matrice de la politique et il ne saurait être question de laisser les historiens lécrire en toute indépendance.
Dans le présent essai, Marc-Olivier Baruch évoque les polémiques les plus brûlantes suscitées au cours des trente dernières années par cet interventionnisme des autorités politiques. Sans sattarder outre mesure sur lélaboration des programmes scolaires ou sur la machinerie des célébrations officielles, qui mériteraient des études spéciales, lauteur fixe lattention sur les interventions plus ponctuelles du pouvoir dans le débat historique et sur leurs implications juridiques. Il sagit pour lessentiel des fameuses «lois mémorielles» édictées depuis 1990. Le regard du juriste prend ici toute sa valeur : textes à lappui, Marc-Olivier Baruch montre que les textes rassemblés sous lexpression générale de «lois mémorielles» ne présentent ni la même signification, ni les mêmes implications. La première, la célèbre loi Gayssot du 13 juillet 1990, «tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe», qui vise notamment «ceux qui auront contesté lexistence dun ou plusieurs crimes contre lhumanité tels quils sont définis par larticle 6 du tribunal militaire international annexé à laccord de Londres du 8 août 1945», contient des dispositions répressives qui viennent modifier la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
En revanche, les lois suivantes loi du 29 janvier 2001 portant reconnaissance du génocide arménien, loi du 21 mai 2001 «tendant à la reconnaissance de la traite et de lesclavage en tant que crime contre lhumanité», loi du 23 février 2005 enjoignant aux programmes scolaires de souligner «le rôle positif de la présence française outre-mer» sont de simples proclamations aux effets juridiques limités. Leur valeur, essentiellement symbolique, ne dépasse guère celle de résolutions ou de déclarations faites par de hautes autorités, comme le discours prononcé par Jacques Chirac le 16 juillet 1995 ou la déclaration de repentance de lÉglise de France du 30 septembre 1997. Marc-Olivier Baruch replace ces diverses lois et déclarations dans un contexte plus vaste : procès des derniers bourreaux nazis et de leurs auxiliaires français, souvenir de la guerre dAlgérie, ascension du Front national, clientélismes politiques, tensions communautaristes, tentations ou tentatives dinstrumentalisation de lhistoire.
Peu favorable, semble-t-il, aux lois des années 2000, lauteur justifie au contraire la loi Gayssot. Héritière dune tradition constitutionnelle française attentive à limiter les abus qui peuvent être faits de la liberté dexpression, elle se rattache aux textes qui répriment la diffusion de fausses nouvelles ou la provocation à la violence. Loin de représenter une innovation, cette loi prolonge une série de dispositions législatives plus anciennes, comme le décret-loi Marchandeau de 1939 ou la loi de 1972 réprimant les propos racistes. Cette analyse conduit Marc-Olivier Baruch à entreprendre une dissection et une critique en règle du célèbre appel «Liberté pour lhistoire» publié dans Libération le 13 décembre 2005. Pour ce faire, il mobilise de nombreux arguments juridiques, historiques et politiques, de valeur inégale, et à vouloir trop prouver, se laisse quelquefois emporter par son raisonnement. Il en va ainsi quand il explique que «tout produit, comme toute activité humaine, a vocation à être objet de droit» et quen ce sens, le sort de lhistoire ne doit pas différer de celui «du fromage au lait cru, des promenades à bicyclette et des prothèses dentaires» (p.114). Il en va de même quand il reproche au Fernand Braudel de LIdentité de la France le «dernier Braudel» ou au Pierre Nora des Lieux de mémoire de jouer le jeu du légendaire national ou lorsquil impute à linfluence du Front national lintérêt pour la question des origines (p.287). Surtout, Marc-Olivier Baruch ne se pose pas la question de lapplication et des effets de larsenal répressif quil justifie, lors même quil reconnaît que les dispositions de 1939, rétablies en 1944, «se montrèrent peu efficaces pour contrer la montée du racisme dans la société française».
Des lois indignes ? est un essai riche et ardu, destiné aux historiens de métier plutôt quau grand public. Il donnera aux premiers, quil prend à rebrousse-poil, matière à réflexion, non sans susciter chez eux un certain malaise.
Thierry Sarmant ( Mis en ligne le 03/12/2013 ) Imprimer | | |
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