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Le métier de roi très chrétien au Moyen âge | | | Vincent de Beauvais De l'institution morale du prince Cerf - Sagesses Chrétiennes 2010 / 34 € - 222.7 ffr. / 350 pages ISBN : 978-2-204-08804-6 FORMAT : 12,5cm x 19,5cm
Édition établie, présentée et annotée par Charles Munier
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'État dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen. Imprimer
Loin de lère de barbarie et dignorance, voire dignorantisme, quimaginèrent trop longtemps certains, depuis «la Renaissance des arts et des lettres», le Moyen âge fut un millénaire très riche sur le plan culturel et intellectuel marqué par un processus de reprise chrétienne, certes sélective, et de prolongement du savoir antique. Si les invasions «barbares» désorganisèrent les institutions culturelles et les bases matérielles de la civilisation romaine impériale, ces dernières, on le sait, restèrent lobjet dune admiration souvent idéalisante de la part des clercs et des élites des royaumes du haut Moyen âge, et malgré son destin tragique, Boèce témoigne de la puissance de cet idéal et des représentations souvent mythiques de lâge dor romain.
On touche ici à un autre point : comme la souligné Jacques Heers dans un livre du même titre, si lidée du «Moyen âge» est une «imposture», cest non seulement parce que la Renaissance la exagérément dénigré sur le plan artistique (le mépris des Italiens du Quattrocento pour le «gothique», surchargé et démesuré selon eux, mais qui fait notre admiration) et intellectuel (la «scolastique», rabâchage scolaire stérile dAristote fondé sur la mémorisation et des techniques de joutes verbales aboutissant à «couper les cheveux en quatre» sur des abstractions non-opératoires), mais aussi parce que les «Modernes» ont fourré cavalièrement sous un mot vague des époques différentes de lhistoire occidentale pour sen débarrasser sans plus dexamen. La distance des nouvelles élites envers le magistère et la tradition de lEglise catholique finit dexpliquer le mépris qui frappa le Moyen âge jusquà sa redécouverte par les Romantiques, non moins chargée de représentations anachroniques parfois.
Or si le christianisme a opéré un tri dans lhéritage gréco-romain, il est indéniable quil a aussi favorisé la transmission de pans entiers de la tradition antique, les jugeant substantiellement compatibles avec le message évangélique et la révélation biblique. Nul doute que dans cette transmission, la traduction latine (base de la mémoire de la chrétienté puis de lidentité «européenne») a été aussi, comme toujours, une «trahison» : mais lhistoire culturelle ne nous apprend-t-elle pas que cette trahison est justement ce que les vivants se représentent comme leur «tradition». Infidèle à ses modèles, parfois involontairement mais portée par lesprit du temps et une volonté dharmonisation et dunité exprimant la nature de lesprit et son idée de «la vérité», la tradition doit donc être lue comme une suite de lectures et relectures par où des textes anciens deviennent peu à peu opaques ou ambigus pour ceux qui en héritent ou sen saisissent, les obligeant à les interpréter, alors même quils croient parfois en rétablir le sens unique, évident. Également passionnants sont alors les moments de mutation, parfois inaperçus, que décèle larchéologie des textes par lherméneutique, mais aussi les moments où ces lectures sont devenues les nouvelles évidences, qui tombent dans le domaine du lieu commun et du savoir scolaire standardisé.
Ici nous rencontrons les auteurs de sommes et dencyclopédies du savoir. Leurs uvres, bizarres pour les modernes, sont des moments de synthèses plus ou moins forcées, plus ou moins problématiques, plus ou moins réussies selon le génie des auteurs. Les noms de leurs auteurs sont ceux dautorités révérées, oubliées de tous, sauf des médiévistes. Et voici lun deux : Vincent de Beauvais. Moine dominicain, strictement contemporain de son frère dans cet ordre intellectuel, Thomas dAquin, Vincent naît en 1190 (tous les auteurs ne laffirment pas). Il doit son nom au fait davoir été sans doute sous-prieur du couvent de Beauvais, avant de devenir lecteur, de 1246 à 1260, à labbaye cistercienne de Royaumont, redevenue au vingtième siècle un centre intellectuel vivant. La raison de sa nomination dans ce poste était la volonté du fondateur, le roi Louis IX, davoir auprès de lui un tel puits de science comme conseiller. Celui qui allait devenir «saint Louis» était fort soucieux de lavis des gens dEglise les plus savants et les plus sages pour conformer son règne aux vertus chrétiennes. Cest pour le roi et son entourage que Vincent écrit un traité de consolation sur la mort du jeune prince Louis (1244-1260), fils aîné du roi, en 1260. Louis en retour aura fourni un appui constant à ce grand savant de son temps pour écrire son uvre et penser et rédiger lencyclopédie la plus considérable du XIIIe siècle.
Quand il meurt en 1264, Vincent a composé divers traités spirituels, mais il est surtout lencyclopédiste du Speculum maius : du Grand miroir (entendre : du monde ou de la Création). La structure de cette uvre volumineuse et ambitieuse est, ce nest pas étonnant, ternaire et trinitaire, symboliquement. Miroir de la nature (speculum naturale), Miroir du savoir et des doctrines (speculum doctrinale), Miroir de lhistoire (Speculum historiale). Un ouvrage qui connut un immense succès et exerça une influence durable. Sur le sujet, le lecteur se reportera à lintroduction de la présente édition, mais aussi à larticle très clair de Monique Paulmier-Foucart dans le Dictionnaire encyclopédique du Moyen âge sous la direction dAndré Vauchez (Cerf, Paris 1997 - T.2, pp.1593-94), voire à la monographie de Monique Paulmier-Foucart : Lector et compilator : Vincent de Beauvais frère prêcheur. Un intellectuel et son milieu au XIIIe siècle (Paris, 1997).
A côté du Speculum, son opus magnum, Vincent compose également nombre de traités pédagogiques et moraux, ainsi sur léducation des enfants nobles (De eruditione filiorum nobilium) entre 1247 et 1249. Mais surtout, il offre à Louis IX et à ses successeurs, un «miroir» du prince idéal (1260-62) : De linstitution morale du prince (De morali principis institutione), dédié conjointement à saint louis et à son gendre Thibault V, roi de Navarre. Imaginé du vivant du jeune prince Louis, le traité nest pas abandonné à la mort prématurée de celui-ci : hommage au prince parfait que le défunt aurait dû être pour répondre aux vux de son père, le livre est un manuel déthique politique qui reprend et expose les principes et vertus de lidéal chrétien, en puisant aux sources autorisées que sont lEcriture sainte, les Pères de lEglise (saints Paul, Augustin, Grégoire le Grand, Jean Chrysostome, Jérôme, etc.) et la sagesse des Anciens (Cicéron, Virgile, Sénèque, Juvénal), sans oublier le maître du monachisme occidental saint Benoît, quelques devanciers médiévaux en encyclopédisme comme Isidore de Séville ou chroniqueurs comme Sigebert de Gembloux.
Avec ce volume de sagesse médiévale, le lecteur du XXIe siècle plonge dans un autre univers et redécouvre lidée que la chrétienté du XIIIe siècle se fait du savoir, de lordre du monde et de la dimension morale de la royauté. Dépaysement assuré.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 14/09/2010 ) Imprimer | | |