| Karl Kraus Aphorismes - Dires et contre-dires Rivages - Bibliothèque Rivages 2011 / 18.50 € - 121.18 ffr. / 209 pages ISBN : 978-2-7436-2276-3 FORMAT : 12cm x 19,5cm
Pierre Deshusses (Traducteur) Imprimer
Karl Kraus (1874-1936) est écrivain autrichien relativement peu connu du public français (un certain nombre de ses essais ne sont pas traduits, dautres sont indisponibles.) et encore moins lu. Sarcastique, ironique, polémiste, intransigeant ; voici les qualificatifs qui pourraient compléter le portrait de cet artiste exigeant et critique sur son époque. Il reste néanmoins célèbre pour avoir fondé un journal, Le Flambeau (Die Fackel) en 1899, qui le suivra jusquà sa disparition en 1936 ; journal littéraire et critique quil finira par écrire seul en opposition au courant poétique de «La Jeune Vienne», puis directement contre la société publique de son temps avec comme ennemi majeur : la presse. Quelques uvres nous sont parvenus : Morale et criminalité (1908), Dits et contredits (1909, retraduits différemment dans lédition qui nous occupe), La Muraille de Chine (1910), Derniers jours de lhumanité (1915). Ce dernier règle ses comptes avec les mensonges du discours patriotique et la phraséologie guerrière en pleine guerre mondiale.
Publiés en 1909, Les Aphorismes de Karl Kraus respectent le genre de la pensée brève avec pour leitmotiv une critique féroce et amère de la société culturelle viennoise (inculte selon lui). Il écrit ainsi : ''Laphorisme ne recouvre jamais la vérité ; il est soit une demi-vérité, soit une vérité et demie''. On reste dans la veine dun Chamfort, dun La Rochefoucauld, dun Vauvenargues. Kraus est avant tout un moraliste forcené, acerbe et surtout démuni face à la bêtise, thème éternel.
Louvrage est composé de neuf parties assez distinctes allant de la femme à la presse en passant par la nature, la morale, la culture et ses contemporains. Très vite, le lecteur définit la pensée de son auteur par son scepticisme et son pessimiste. Ses attaques virulentes contre le pouvoir sont employées par deux armes littéraires définitives : lironie et la connaissance. La femme en prend également pour son grade : «Comme il faut se garder de faire confiance à une femme prise en flagrant délit de fidélité ! Elle test fidèle aujourdhui et elle le sera à un autre demain» ; ou encore : «La belle femme a juste assez dentendement pour quon puisse lui parler de tout sans lui parler de rien».
Passée la violence misogyne, Kraus sen prend à ce qui est la gangrène des sociétés modernes : La presse, aujourdhui transformée en journalisme télévisuel. Fatalement, elle est le condensé souvent infect de lesprit de masse, de la rumeur, de la délation, de lévénement, du fait divers, bref, de linculture portée au triomphe par des hommes non lettrés. Contrairement à lécrivain qui nourrit son uvre par la connaissance, la réflexion, la distance face à son sujet et par lanalyse, la presse impose sa vision du moment, dicte ses lois, détruit tout langage, contraint sa culture, dépend du lectorat. Kraus ny va pas de mains mortes, déjà en 1909 : «La prostitution du corps partage avec le journalisme la capacité de ne pas être obligée de ressentir, mais elle a lavantage, par rapport à lui, davoir la possibilité de ressentir». Un écrivain comme Enzensberger pourrait signer cela aujourdhui.
Sensuivent des considérations plus ou moins pertinentes sur les fléaux de la modernité : politique, culture, travail, spiritualité. Kraus, le sceptique hautain, comme on pourrait le fustiger injustement, est avant tout un intellectuel subtil, allergique à linjustice, à lhypocrisie de la morale bourgeoise, à lintrusion de la sphère publique et journalistique. Que penserait-il de cette société un siècle après où la littérature est représentée par des éditeurs mondains, où les flashs infos tournent en boucle à défaut dinformer ; où lon récompense un animateur télé par un prix littéraire ?... Kraus se distingue ainsi par un talent de polémiste moral passé de la satire à lironie visant à dénoncer un monde en décadence (lié au journalisme qui sest inscrit dans une motivation forcenée de saccage de la langue, du spirituel, de la culture et de la morale.).
A lheure des échéances médiatico-présidentielles, repérons cette ultime aphorisme en hommage à un auteur pertinent et injustement boudé : «Le nationalisme, cest lamour qui munit aux imbéciles de mon pays, aux agresseurs de mes usages et aux profanateurs de ma langue».
Jean-Laurent Glémin ( Mis en ligne le 07/02/2012 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Troisième nuit de Walpurgis de Karl Kraus | | |