| Leïla Sebbar Collectif Une enfance juive en Méditerranée musulmane Bleu autour - D'un lieu l'autre 2012 / 26 € - 170.3 ffr. / 368 pages ISBN : 978-2-35848-038-3 FORMAT : 14,0 cm × 22,0 cm Imprimer
Trente-quatre souvenirs denfance de Juifs ayant vécu en Méditerranée musulmane : «La voix des langues parlées récitées chantées rêvées, la voix des lettres et des livres, on croit les avoir oubliées, elles sont là, ces voix, dans les pages des écrivains en exil et lenfance de la dernière génération de cette histoire-là. La mienne aussi» (dernière phrase de la préface de Leila Sebbar). Ces voix, Leila Sebbar, les a cherchées, recueillies, écoutées, entendues. 34 auteurs, dont les biographies sont données en fin de volume, ont raconté leur enfance ou les souvenirs quils en ont conservés.
Chacun a donné une photographie-individuelle ou en famille ou en classe, qui personnalise davantage encore ces récits. Photos émouvantes des narrateurs, en groupe (les classes sagement alignées autour du professeur), en famille ou isolées : la petite Annie Taïeg-Goldman, Mateur, Tunisie, dont la photo déchirée a été maladroitement réparée
Les plus âgés sont nés au milieu des années trente ; la plus jeune, Ronie Margulies, est née à Istanbul en mai 1955. A les suivre, on navigue, de rive en rive, en Méditerranée, dIstanbul à Alger, de Casablanca à Beyrouth
Des textes courts, intenses, qui disent limportance de la famille, de lécole, de la culture. Culture qui peut se traduire en termes religieux (fêtes, pratiques, synagogue) mais aussi en gastronomie, plats traditionnels dune culture chaleureuse de banquets et dhospitalité, culture dont le commun dénominateur est lappartenance méditerranéenne.
On mesure aussi, entre les lignes, les différences de voisinage avec les musulmans, différences qui tiennent à des lieux, à des milieux sociaux, à lhistoire des pays. En Algérie, Alice Cherki (née en 1936) constate : «(
) chacun, enfant, adolescent navait de relations que dans son groupe indexé sur le religieux : musulman, juif, chrétien, et même chez les chrétiens je crois quon restait entre catholiques ou protestants. Nous étions dans des mondes ou plutôt dans de sphères étrangères lune à lautre». Au contraire, pour Rosie Pinhas-Delpuech, née en 1946 à Istanbul : «(
) à lécole primaire publique, laïque et obligatoire, seule Juive parmi soixante-douze élèves, jassistais - parce quil ny avait personne pour me garder - à lheure hebdomadaire de cours de religion musulmane dispensé par notre institutrice. Les mots du Coran étaient longs, les élèves ânonnaient, trébuchaient, elle me faisait lire pour eux leur credo, «Lâ ilahe illallah Muhammedin resul Allah», le même que notre «Shema Israël», que le «Notre Père». Je revenais à la maison et le répétais, on encourageait mes connaissances». Autre expérience : Dany Toubiana (née en 1948, Guelma, Algérie) : «Comme petite fille juive, je comprenais mieux la façon de vivre de mes camarades musulmanes, mais jétais envieuse de la liberté des petites filles chrétiennes». Hubert Haddad, né en 1947, élevé en Tunisie, commence ainsi ses souvenirs : «La clé du vent, le vent la perd. Il ny a pas didentité bien ancrée ; on naît chrétien, juif ou musulman comme leau du ciel dans le fleuve ou la mer». DIstanbul où elle est née et où elle vit toujours, Lizi Behmoaras se souvient : «Jai deux langues pour la maison, une troisième pour la rue et lécole, une quatrième pour les fêtes. En fait, ne dominant totalement aucune delles, il me les faut toutes à la fois».
Dans lensemble, ces textes expriment un fort sentiment identitaire : «Jai toujours su que jétais juive dans la Tunisie de mon enfance ; pourtant ma famille peu pratiquante vivait dans un monde privilégié où le côte à côte des religions et des cultures était possible», remarque Ida Kummer, née en 1950. Cependant les différences sont aussi présentes : il nest pas indifférent de vivre à Istanbul, à Alger ou à Tunis, et lire ces trente-quatre récits incite aussi à esquisser une typologie de ces communautés, nombreuses jusque dans les années 1950 et qui, dans lhistoire tourmentée du second XXe siècle, ont été contraintes dabandonner cette Méditerranée musulmane à lexception notable de la Turquie.
Cest dun monde disparu dont nous parle ce livre aux 34 voix : disparu comme lest la France des années 1930-1960, époque dans laquelle se sont déroulées ces enfances heureuses. Un monde disparu pour 34 raisons personnelles : on est du pays de son enfance mais
lenfance passe, et pour ces 34 hommes et femmes lenfance a passé. En même temps, ils ont souvent été confrontés à la douloureuse obligation de lexil, double perte. Monde disparu que cette Méditerranée aux coexistences multiples
Peut-être peut-on, en guise de conclusion, reprendre la phrase par laquelle Lizi Behmoaras achève son récit : «Comme dit Mevlâna (poète turc, fondateur des derviches tourneurs) : «Tout ce qui appartient au passé, ô mon âme, sen est allé avec le passé. Il faut maintenant raconter dautres choses»".
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 09/10/2012 ) Imprimer | | |