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Modernité d'un antimoderne
Georges Bernanos   Scandale de la vérité - Essais, pamphlets, articles et témoignages
Robert Laffont - Bouquins 2019 /  32 € - 209.6 ffr. / 1376 pages
ISBN : 978-2-221-18888-0
FORMAT : 13,2 cm × 19,7 cm

Romain Debluë (Préfacier)
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Ce volume de la collection «Bouquins» consacré à l'écrivain et romancier Georges Bernanos (1888-1948) rassemble bon nombre d'essais et d'articles polémiques. S’il est connu pour le succès de romans comme Sous le soleil de Satan (1926), adapté au cinéma par Maurice Pialat, et Journal d'un curé de campagne (1936), adapté au cinéma par Robert Bresson, on connaît moins les écrits de combat de Bernanos, une étonnante vision, il y a près d’un siècle. Catholique fervent, monarchiste, Georges Bernanos milite dans les rangs de l'Action française et s'engage dans la Grande Guerre. Blessé, il cesse de militer, rompt avec l'Action française, avant de s'en rapprocher à nouveau. Cet arrière-plan politique est trompeur car, au fond, Bernanos n’a rien d’un réactionnaire. Étrangement, il pourrait certes être rapproché de Léon Bloy mais aussi du communiste marxiste Pier Paolo Pasolini dont les Écrits Corsaires critiquaient impitoyablement le monde moderne, non pas parce qu’il est moderne en soi, mais parce que cette modernité enferme l’homme dans un processus bourgeois et machinique. On pense aussi à Philippe Muray et à ses Exorcismes spirituels. La mondialisation et le capitalisme ont tant vaincu tous les fronts de résistance et déstabilisé toute vie commune que les écrivains de bords opposés, qui avaient pressenti pareils désastres, s'en retrouvent rapprochés. Et Bernanos d'affirmer dans une posture en apparence contradictoire : "Les totalitarismes sont les fils de la démocratie. J'emmerde la démocratie".

Soixante-dix ans après sa mort, Bernanos reste une étonnante individualité, impossible à classer : l’écrivain pourrait être placé à droite ou à gauche selon les lunettes idéologiques adoptées. Bien que monarchiste, il soutient les Républicains pendant la guerre d’Espagne par exemple. Car de tels écrivains dépassent les clichés bourgeois où ils sont de nos jours rangés bien commodément.

«Vous n'êtes sans doute pas aussi conscients qu'il le faudrait de cette absurdité, vous y êtes habitués dès l'enfance, peut-être vous paraît-elle plus ou moins indispensable à un État policé, peut-être ignorez-vous encore, par exemple, qu'un homme de mon âge a vécu les vingt-cinq premières années de sa vie dans un monde où le passeport n'était exigé de personne ? N'importe qui, quels que fussent son âge, son sexe, l'état de sa fortune, pour se rendre en Amérique, n'avait qu'à payer sa place sur le paquebot, fût-ce cinq minutes avant le départ, comme vous prenez le 52 pour aller au Jockey-Club. Eh bien, Messieurs, la bureaucratie intellectuelle vous a compliqué de la même manière les opérations les plus simples de la vie de l'esprit. Dès que vous prétendez aller à la découverte d'une solution quelconque, par vos propres moyens, comme le faisait jadis notre Montaigne, vous fiant au vent, à la mer, à votre chance, et à cette faculté qui ressemble à l'instinct d'orientation des oiseaux migrateurs, et qui s'appelle le jugement, la bureaucratie intellectuelle exige de vous un franc port, signé des techniciens, des spécialistes, un certificat de technicité, de spécialité, que vous ne possédez heureusement pas, je l'espère, et elle vous renvoie à votre point de départ. Si une société qui est un perpétuel défi au bon sens ne se défendait pas ainsi contre la curiosité indiscrète de ceux qu'elle dupe et exploite cyniquement, elle se serait déjà effondrée dans un éclat de rire...».

Ce volume rassemble les essais majeurs de l'intellectuel. Il s’ouvre sur Les Grands Cimetières sous la lune (1938) où Bernanos s’attaque au franquisme, horrifié par la répression et désespéré par la complicité du clergé local. D'un style incisif, un langage vif et flamboyant, Bernanos n’a peur de rien et montre énormément de panache. Que l’on soit d’accord ou non avec ses idées, il porte une voix que l’on a envie de faire entendre dans un monde si technologique : «L’homme est naturellement résigné. L’homme moderne plus que les autres en raison de l’extrême solitude où le laisse une société qui ne connaît plus guère entre les êtres que les rapports d’argent. Mais nous aurions tort de croire que cette résignation en fait un animal inoffensif. Elle concentre en lui des poisons qui le rendent disponible le moment venu pour toute espèce de violence». Incroyable modernité du propos.

Suivent deux autres essais, Saint Dominique et Jeanne, relapse et sainte. Georges Bernanos est en fait apeuré par le danger suprême d'un monde athée, un refus de la foi, un manque de confiance dans l’avenir, une fermeture à la jeunesse. Pour lui, Jeanne d’Arc pourrait incarner ces valeurs. Voilà un portrait d’une Jeanne étonnante, loin de ce que l’on en attend. Bernanos fait feu de tout bois et raille l’Église gangrenée par le pouvoir, les luttes d’influence, les conflits. Il défend vaillamment sa jeunesse, son innocence, son aventure, sa foi… et nous invite à retrouver un christianisme dynamique, agissant et indifférent aux pouvoirs et aux honneurs ; toujours d'un style offensif qui étonne par sa force de pénétration. Dans cette contemplation de la figure de Jeanne, Bernanos réunit trois traits principaux : l’enfance, l’héroïsme et l’angoisse. Une œuvre passionnée et mystérieuse. Après Scandale de la vérité, il écrit sa Lettre aux Anglais, premier ouvrage publié au Brésil. Il parle de l’avenir du monde aux citoyens du monde, et son apocalypse n’a pas encore fini d’épuiser ses révélations. Car il a pressenti, par-delà le conflit de 1939-1945, la guerre universelle dans laquelle nous sommes actuellement : une lutte à mort de l’Homme, ou de ce qu’il en reste, contre les puissances inhumaines de l’idéologie.

Le Chemin de la Croix-des-Âmes est un texte de pleine maturité où Bernanos, au Brésil encore, s’en prend à la compromission des conservateurs français avec le pétainisme, tout comme il fustige la collaboration et tous les crimes du fascisme. À travers ses articles écrits entre 1940 et 1945, il soutient la Résistance et de Gaulle, et pressent qu’un nouveau monde va apparaître : l’avènement d’une civilisation de masses et celui de la technologie, «de la matière qui prévaut lentement contre l’homme alors qu’il se donne l’illusion de l’asservir», l’avènement de l’homme total, «qui ne se connaît ni Dieu ni maître, étant à soi seul sa propre fin», annonçant l’homme unidimensionnel de Marcuse. Enfin, La France contre les robots (1947) s’en prend au monde de la technique. C’est sans doute le texte le plus offensif et le plus actuel, à l’heure du transhumanisme et de l'adoration du téléphone portable. Ce texte pourrait figurer comme l’un des plus anticapitalistes qui soient tant sa défense de l’humain dans son authenticité et dans sa spiritualité s’y révèle absolue. Pasolini, à l’opposé de Bernanos sur le plan idéologique, serait d’accord avec un tel constat, lui qui considérait dans les années d’après-guerre que ce système capitaliste offrait l’une des plus grandes répressions que le monde ait connues.

Bernanos avait compris ce qui caractérise cette modernité : «Car, à la fin du compte, la Russie n'a pas moins tiré profit du système capitaliste que l'Amérique ou l'Angleterre ; elle y a joué le rôle classique du parlementaire qui fait fortune dans l'opposition. Bref, les régimes jadis opposés par l'idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique. Le dernier des imbéciles, en effet, peut comprendre que les techniques des gouvernements en guerre ne diffèrent que par de négligeables particularités, justifiées par les habitudes, les mœurs. Il s'agit toujours d'assurer la mobilisation totale pour la guerre totale, en attendant la mobilisation totale pour la paix totale. Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté».

On comprend donc que cette pensée crépusculaire est loin d’être «poussiéreuse». Le renversement de perspective est même vertigineux car si l’on considère l’aventure humaine comme quelque chose de si singulier, on peut raisonnablement penser que l'individu aujourd'hui adepte des réseaux sociaux est l’être le plus aveugle et le plus embrigadé que l’Histoire ait créé. Bernanos, d’un trait rageur mais lucide, ajoute : «On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure».

Ce recueil remarquable offre un très grand nombre d’articles et de témoignages, et constitue un apport précieux pour ceux qui veulent (re)découvrir et «se frotter» à un auteur spirituel, vigoureux, qui ne mâche pas ses mots, sans tomber dans une dénonciation facile ou une posture politiquement incorrecte de façade. Il est vrai que de tels intellectuels n’existent quasiment plus...


Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 04/03/2019 )
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