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Histoire & Sciences sociales -> Témoignages et Sources Historiques |
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Une littérature de l’émotion et de la souffrance | | | Antoine Sabbagh collectif Lettres de Drancy Seuil - Points 2004 / 6.50 € - 42.58 ffr. / 368 pages ISBN : 2-02-058249-X FORMAT : 11x18 cm
L'auteur du compte rendu : Éric Alary, agrégé dhistoire, docteur ès Lettres de lIEP de Paris (sa thèse sur la ligne de démarcation a été publiée en 2003 chez Perrin), est professeur en Lettres Supérieures et en Première Supérieure au lycée Camille Guérin de Poitiers. Imprimer
Depuis le début des années 2000, sont publiées les lettres de Français et détrangers persécutés, internés, déportés et condamnés à mort en France, pendant la Seconde Guerre mondiale. A chaque publication, lémotion est très grande. En 2000, les lettres des sept fusillés du Palais-Bourbon (mars 1942), ont été rendues publiques, à loccasion de la publication dun rapport rendu au Président de lAssemblée nationale. Les éditions Tallandier ont publié en 2003 Lettres de fusillés. En 2002, le même éditeur a choisi de rendre publiques 130 lettres dinternés du camp de Drancy parmi des milliers - et damis et de familiers extérieurs au camp, écrites entre 1941 et 1944. La France des deux zones sétait couverte de camps. Le régime de Vichy va sentendre avec Karl Oberg, à partir de 1942, pour livrer des milliers de juifs aux nazis.
Le choix des lettres a été fait par Antoine Sabbagh. Louvrage est livré cette année sous format de poche. A chaque fois, la lecture de ces sources épistolaires est très émouvante. On éprouve parfois du mal à lire daffilée une dizaine de lettres. Outre les lettres des internés, sont ajoutées celles de témoins qui leur ont écrit ou bien à des hautes personnalités pour obtenir des libérations, en vain. En France, Drancy est létape ultime avant la déportation et lextermination. Mais il faut éviter tout anachronisme, car aucun des internés ne savait ce qui lattendait. Pour autant, à partir de 1942, Drancy est connu comme une étape vers une lointaine destination : Auschwitz-Birkenau.
Dans cet ouvrage, lintroduction brève de Denis Peschanski est une synthèse très précise et pénétrante établie par lun des meilleurs spécialistes français de la Seconde Guerre mondiale. Les lettres sont classées par ordre chronologique. On y apprend la variété considérable dinformations sur les conditions de détention, la peur de lavenir et des séparations, la faim des internés des camps français. La vie à Drancy est connue depuis les travaux de plusieurs historiens, dont une étude de cas écrite par Henry Rousso sur lépuration incomplète, notamment des gendarmes de Drancy. Certains dentre eux, ainsi que des gardiens du camp, commandés par le capitaine Vieux, en fuite pendant son procès en 1947, ont traité cruellement les internés. Dautres études, dont celle dEric Conan sur les enfants internés à Pithiviers, ont montré que dautres gendarmes ont eu au contraire de la compassion.
Les lettres annoncent des conditions dhygiène terrifiantes, mais aussi lenvoi de colis de deux kilos. Une femme raconte à sa sur son arrestation avec tous les juifs de la maison et demande de la confiture : cest le 16 juillet 1942, premier jour de la rafle du Vél dHiv.
Les lettres sont parfois cruelles : en avril 1942, une épouse de soldat prisonnier en Allemagne écrit à Xavier Vallat pour demander denvoyer des juifs dans les camps dinternement afin de faire revenir son époux. Elle ne supporte plus la solitude. Un catholique écrit au Maréchal Pétain pour que cesse la persécution des juifs et que les internés soient relâchés. Les lettres de lextérieur permettent de mieux comprendre le contexte antisémite de la période.
Le style des lettres est variable. Il peut changer selon les années, car être interné en 1941 nest pas identique à linternement en 1943 ; la durée de celui-ci change également la situation psychologique des internés. Certains écrivent avec un vocabulaire simple sur des morceaux de page arrachés de cahiers décolier. Le pressentiment dune mort qui approche inspire certains auteurs de lettres qui parfois supplient Pétain ou Laval de les aider et de leur pardonner dêtre juifs ; certaines phrases sont confuses, puis lauteur reprend son récit comme si de rien nétait. Un jeune homme sétonne de ne pas avoir de nouvelles de sa maman. Un garçon de douze ans, qui a en charge trois de ses frères, demande du pain pour eux avec les bons qui lui restent ; ils furent tous gazés à Auschwitz comme leurs parents. Cest une littérature de lémotion, de la précarité et de linstant où la faim est obsessionnelle, lennui très grand même si certaines activités sont organisées (enseignement, jeux, etc.).
Rappelons que sur 80 000 juifs déportés de France, seuls 2500 sont revenus des camps de la mort. 3000 personnes sont mortes dans les camps dinternement français selon les estimations des historiens. La sous-alimentation en est lune des principales raisons. Louvrage est complété par appareil critique de bonne qualité, constitué de notes biographiques très précises.
Laissons les derniers mots à Ruth Kahn, en août 1942 :
«Ma chère petite Jeannette, Un petit mot pour vous dire au revoir. Ne pleurez pas après moi ; cest mon tour après tant dautres
»
Eric Alary ( Mis en ligne le 10/03/2004 ) Imprimer
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