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Histoire & Sciences sociales -> Témoignages et Sources Historiques |
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Comment les régimes politiques durent-ils ? | | | Vincenzo Cuoco Essai historique sur la révolution de Naples Les Belles Lettres - bibliothèque italienne 2004 / 37 € - 242.35 ffr. / 340 pages ISBN : 2-251-73012-5 FORMAT : 13x19 cm
Edition bilingue.
Préface de Michel Vovelle.
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Publié sous le patronage de lIstituto Italiano per gli studi filosofici, édité et traduit (par Alain Pons, auteur également de lintroduction et des notes) en France dans La Bibliothèque italienne des Belles Lettres, lEssai historique de V. Cuoco a paru initialement en 1801, moins de deux ans après la révolution républicaine de Naples et son échec. Il reparut en 1806 et cest le texte de cette édition enrichie et mûrie par la réflexion, avec loriginal italien (établi par Antonino De Francesco) en regard dune traduction précise, quoffre au lecteur français contemporain cette édition bilingue soignée dun grand texte politique italien encore trop méconnu. Pourtant lessai eut trois éditions (1801, 1806, 1821) et connut un grand retentissement en Europe. Cette édition scientifique ouverte par une introduction riche et claire nous permet de comprendre pourquoi et justifie lintérêt des historiens et des philosophes, plus généralement de ceux quintéressent le destin des révolutions et la logique socio-culturelle des rapports entre politique et attentes sociales.
Lessai est dabord un document historique de premier ordre témoignant des événements de la révolution napolitaine de 1798. A lapproche des troupes françaises, un mouvement jacobin patriote italien organise un soulèvement contre la dynastie des Bourbons de Naples et de Sicile et instaure une république-sur de la France. La république parthénopéenne ne dure que cinq mois avant une restauration réactionnaire doublée dune terreur blanche impitoyable aux acteurs et aux sympathisants de la démocratie. Cuoco, réfugié en France, fut un acteur sans doute assez modeste de la république, mais était trop compromis pour pouvoir rester dans sa patrie. Liant son destin à la France républicaine du Directoire, qui ne tenta rien pour sauver la république-sur, il se trouva bientôt jacobin italien dans une France consulaire puis impériale, le meilleur observatoire sans doute du destin des révolutions démocratiques, une fois lélan radical retombé sous lattraction des pesanteurs sociales et des mentalités.
La question qui taraude pendant une bonne partie de sa vie Vincenzo Cuoco est de celles que Montesquieu apprit à lEurope à se poser : comment les régimes politiques durent-ils ? Quels sont leurs rapports avec les besoins sociaux profonds et les murs dun peuple ? Jacobin ou pas, Cuoco comme tout penseur dun certain niveau vécut dans sa chair les questions troublantes et les doutes de léchec de ses espoirs, et refusa par honnêteté intellectuelle de sen prendre à des forces occultes indignes de la raison et des Lumières. Comment un peuple pauvre et opprimé peut-il refuser la révolution démocratique que des esprits avancés et généreux se dévouent à lui offrir ? Question qui sera celle de bien des révolutionnaires et démocrates des deux siècles suivants devant les effondrements de la politique libérale, républicaine, démocratique sans réaction du «peuple», théoriquement concerné ; pire, avec parfois lassentiment sourd des masses ou du moins une assourdissante indifférence ? Cuoco, comme les jacobins français déjà confrontés à Thermidor et aux dérives ploutocratiques du directoire puis au bonapartisme, cherche les réponses dans lhistoire comparée des révolutions antiques et modernes, qui montrent la puissance dinertie et les réflexes conservateurs du peuple, son désir de justice, mais surtout dordre, pour reprendre un couple conceptuel augustinien mis en dialectique à lère des révolutions par Goethe.
Ce que lhomme des Lumières appelera césarisme ou ruses du despotisme et déplorera, en somme lhabileté des élites menacées à intéresser le peuple à la conservation dune société dexploitation par la manipulation psychologique et lorchestration des troubles, pose tout de même crûment la question de la démocratie elle-même, de la force dâme des peuples et de leurs aspirations réelles. Du sort des révolutions ne doit-on pas inférer un désintérêt profond des peuples pour la liberté dès lors quelle exige deux une concentration de pensée et de volonté ? Comment rester démocrate ? Ou bien doit-on plutôt remettre en cause les modes daction des gouvernements révolutionnaires, qui, pressés détablir la justice, dérivent vers la terreur et se réclament paradoxalement dun peuple idéal contre le peuple réel ? Ces questions, Rousseau les avait déjà posées en distinguant volonté générale et volonté majoritaire réelle.
Cuoco ne renonce pas à la cause démocratique en elle-même : il cherche la racine de léchec dans la passivité des Italiens et dans la maladresse des jacobins italiens entichés des principes français. Redécouvrant lidée de Montesquieu des murs et celle de Herder sur lesprit dun peuple, il sinscrit dans la naissance du romantisme libéral européen qui tentera de combiner principes universels et formes organiques nationales dans le droit des peuples et des nationalités à leur Etat. Cuoco annonce aussi la réflexion de Gramsci sur les formes vides, sur la déconnexion des structures et des formes de la vie sociale ou des besoins économiques et sociaux dun peuple. La république ne fit pas les réformes utiles, pragmatiques, assez vite (facteur temps majeur) pour frapper les esprits et rallier les masses en fédérant les intérêts populaires autour de lidée dEtat républicain libérateur. Associée à loccupation militaire française, au mépris de la francomanie pour lItalie, à une dictature dintellectuels bourgeois sans compréhension des questions sociales ni surtout capables de parler au peuple sa langue, la république nattira pas à elle le seuil quantitatif et qualitatif de soutien populaire pour simplanter dans le sol napolitain.
Autre sujet de Cuoco : lidée dunification italienne et de renversement des principautés et royaumes, présente déjà chez Machiavel, qui nourrira le nationalisme du Risorgimento. Fédéralisme respectueux des traditions et particularismes régionaux ou modèle centralisé français ? Cuoco pose en philosophe libéral et sociologue-ethnologue concret des questions essentielles de la politique italienne moderne. Le pragmatisme démocrate de plus en plus libéral au sens tocquevillien de Cuoco sinscrit dans un moment de la pensée politique européenne, de crise, à lépreuve des résistances du réel social, des représentations idéales des théoriciens des Lumières. Cuoco reste dans cette crise un disciple de Vico et de Machiavel sur lintelligibilité de lhistoire, un patriote raisonnable et vieillissant évoluant, dans une réflexion cohérente et soucieuse de réalisme, de la république à un sage libéralisme de monarchie constitutionnelle.
Il faut lire lEssai en tenant tantôt Le Guépard tantôt Le Christ sest arrêté à Eboli dans lautre main.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 03/08/2004 ) Imprimer | | |
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