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Histoire & Sciences sociales -> Témoignages et Sources Historiques |
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Staline médite sur Hitler | | | Henrik Eberle Matthias Uhl Le Dossier Hitler Presses de la cité 2006 / 23,50 € - 153.93 ffr. / 508 pages ISBN : 2-258-06934-3 FORMAT : 15,0cm x 24,0cm
Traduction de Danièle Darneau.
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe.
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Le 29 décembre 1949, Staline reçut un dossier (classé «absolument secret») «Sur Hitler et son entourage», de ses services, rédigé sur la base dinterrogatoires policiers à deux prisonniers de lentourage du Führer : son majordome SS Linge et lordonnance Waffen-SS Günsche (+2003).
Un certain nombre douvrages dhistoriens et de témoins sur les derniers mois de Hitler à la chancellerie et dans le bunker de Berlin ont récemment paru et ceux qui ont vu le film La Chute dOliver Hirschbiegel reconnaîtront une bonne partie des personnages des deux dernières semaines davril 45 dans le chapitre 16 (pp.291-366). Parmi eux, la haute silhouette noire dOtto Günsche, garde du corps et aide de camp personnel géant, qui quitte le Bunker avec le dernier carré des civils (les secrétaires, le diplomate Hewel) pour protéger leur fuite vers louest et les Américains. Heinz Linge reçut de Hitler (p.326) lordre de trouver lessence et de brûler son corps et celui dEva Braun, et se procura les 120 litres auprès du chauffeur Kempka. Les deux fidèles tentent vainement de franchir les lignes russes avec le groupe de sortie dirigé par le SS Mohnke (+2001), avant de tomber aux mains de Staline. Ces survivants, quand on découvre leurs identités, sont mis au frais et à la question. Objectif : savoir ce que sont devenus Hitler et ses comparses disparus.
Le Dossier Hitler présenté par H. Eberlé et M. Uhl (traduction de lédition allemande Das Buch Hitler) reproduit le rapport rédigé en russe par le NKVD puis le MVD (Ministère de lintérieur) sous lautorité de Béria dans le cadre de lopération secrète «Mythe». Joukov nayant trouvé que des cadavres calcinés difficiles à identifier à la chancellerie en mai 45, Staline envisagea une fuite de Hitler, sur le modèle des tentatives des dirigeants nazis capturés à louest et jugés bientôt à Nuremberg. Mais plus généralement, il était désireux de mieux connaître la personnalité profonde dun ennemi quil fut déçu de ne pas prendre vivant. Peu après leur capture, certains membres de lentourage avaient été identifiés comme tels, notamment les deux auteurs involontaires du rapport. Fin 45, on les fit chercher dans les camps de prisonniers à titre de sources dinformations les plus fiables. Mis au secret pendant 4 ans, de 46 à fin 49, Linge, le premier et le moins solide, puis Günsche, doivent répéter puis rédiger ce quils savaient devant des inquisiteurs soupçonneux, prompts à souligner leurs apparentes contradictions et à les obliger à préciser leurs révélations. De ces séances parfois musclées, toujours menaçantes, où les témoins risquent leurs vies à tout moment, sort en 48-49 le rapport de synthèse. Günsche et Linge sont condamnés à 25 ans de camps pour crimes de guerre. Mauvais esprit pendant les interrogatoires, considéré comme un nazi convaincu, Günsche y écope de punitions spéciales pour propagande anti-soviétique ! Les deux sont libérés en 1955, après la mort de Staline, et extradés en RDA.
Notons ici que le respect des Conventions de Genève ne semble pas avoir été une priorité à lest comme à louest : en témoignent des révélations récentes dans la presse (parfois connues des historiens depuis quelque temps !) sur les mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre, qui font étrangement écho aux abus du Bien contre lAxe du mal à Abou Graïb et Guantanamo
Pour exemple : le livre de Bernd Freytag von Loringhoven Dans le bunker de Hitler (p.197) raconte les sévices reçus dun sergent de Sa Majesté dans un camp où il répondait aux questions de lintelligence service, posées par le futur célèbre historien de la Seconde Guerre mondiale dOxford, Hugh Trevor-Roper...
Des membres du Politburo, Staline seul posséda un exemplaire du rapport (même sil le prêta à quelques privilégiés) et il le garda dans ses archives personnelles. Il ne lannota pas, mais semble lavoir lu avec grand intérêt. Une copie pour la commission idéologique du secrétariat du PCUS arrive dans les mains de Khrouchtchev en 1959 : elle devait inspirer lécriture officielle des relations entre le Reich et lURSS, mais le rapport savère impropre à cet usage ! Cette copie conforme au rapport remis à Staline dort aux archives nationales dhistoire contemporaine sous le numéro 462a jusquà sa découverte en 1991. Sa traduction occupe la place principale du livre (pp.31-369). Pour préparer le lecteur à sa lecture, un «essai de classification» signé de lhistorien Hörst Möller tente rapidement de classer le rapport par genres par rapport aux ouvrages portant sur Hitler et aux comparaisons Hitler-Staline, et voit dans le rapport lexpression de lintérêt vif et réciproque que se portaient les deux dictateurs, frères-ennemis en totalitarisme jugeant en experts la technique du voisin. Les deux éditeurs du texte présentent la genèse du document dans un avant-propos. Des documents photos illustrent quelques thèmes et représentent certains personnages du rapport. Une postface, une épaisse section de «biographies» et un index complètent le livre.
Le dossier nest pas en lui-même une source de révélations majeures pour le lecteur cultivé de notre temps. Sur Hitler et son entourage, les biographies abondent. Certes elles sont de qualité variable et certaines semblent mieux résister au temps. Poser la question de la valeur du Dossier Hitler, cest essayer dans un va-et-vient entre les sources de mesurer ladéquation de son contenu avec une vérité justement construite à partir de ce quon tient pour «source» valable. Sur ce plan, le Dossier a parfois sa version propre des événements. Mais ce quil raconte confirme en substance ce que nous savons déjà grâce aux travaux des historiens depuis des décennies. Les éditeurs scientifiques soulignent par là la relative indépendance des rédacteurs par rapport à la propagande de guerre et daprès-guerre de lURSS et même par rapport à lhistoire officielle soviétique des relations germano-allemandes. Le fait même que le Dossier ait été jugé inutilisable à cet égard indique un niveau inhabituel de distanciation des rédacteurs staliniens par rapport à la simplification de lhistoire publique. Ceci est dû évidemment à la destination spécifique du texte. Si bien entendu, on y trouve des jugements de valeur et des formulations typiques du marxisme-léninisme, la dose en est assez modérée et ne fausse pas lexposition des faits. Pour Staline, un tel livre (il lui fut présenté relié), à exemplaire unique, apportait à lépoque des informations de première main encore inconnues du public et parfois des diplomates ou des services de renseignements.
Le rapport est dailleurs facilement lisible puisque cest un récit événementiel de témoins sans analyse thématique de spécialistes. Le côté vivant de la vie de lentourage de Hitler est bien conservé. Bien que Linge et Günsche aient été, fût-ce «naïvement», en idéalistes en quelque sorte, des nazis convaincus et des admirateurs du Guide suprême, ces sentiments ne pouvaient pas sexprimer à la rédaction finale et on peut même supposer que les deux témoins avaient intérêt à simuler les regrets et la repentance idéologique. Cétait la condition de la survie et dune éventuelle libération en tant que simples prisonniers de guerre. Cependant certains jugements de valeur sur le nazisme ou la moralité des dignitaires nazis ou encore leurs relations avec le Capital expriment avant tout la fidélité sincère des rédacteurs à la ligne du parti et à linterprétation officielle du phénomène fasciste. Mais des prisonniers, on attendait avant tout des faits, des éclaircissements historiques et non des analyses théoriques. Aussi le thème des relations avec le grand Capital allemand, du fascisme comme forme de la crise du capitalisme à lâge de limpérialisme, est-il relativement peu présent, étant acquis : on se contente de lillustrer par les rapports personnels de Hitler avec les maîtres de léconomie allemande, dans diverses circonstances (en 1933 et pendant la guerre), et par les intérêts des dignitaires du Reich dans léconomie de guerre et de pillage de lEurope.
Mais cest plutôt la personnalité de Hitler et les causes de son déclin et de sa défaite qui intéressent Staline. Selon les éditeurs, cest pour Staline une occasion de méditer les mécanismes du pouvoir totalitaire, le rôle du chef suprême et les conditions de son maintien au pouvoir, dans la paix et dans la guerre, ses rapports avec les différents corps que sont larmée, les ministères, etc. Dans Hitler, Staline verrait une sorte de variation du thème du dictateur et réfléchirait sur les leçons politiques de son échec. Limportance du grand homme dans la conception stalinienne de lhistoire (dont le marxisme est sur ce point discutable) le rapprocherait de Hitler, qui lui aussi sintéressait beaucoup non seulement à Mussolini, mais à Lénine et surtout à Staline comme leaders charismatiques et mains de fer concevant la politique sans humanitarisme. Staline devait en particulier trouver détranges confirmations de sa purge sanglante contre Toukhatchevsky et dautres chefs prestigieux de lArmée rouge en 1937 dans lapprobation de Hitler. Ce dernier regrettait dans les défaites de 44-45 de ne pas avoir imité Staline en liquidant ses généraux incapables ou traîtres (puisque défaits malgré lordre de vaincre reçu du Führer !). Un propos dailleurs modeste car Hitler avait devancé Staline dans la purge sanglante de parti en liquidant Röhm et une partie des SA, et même procédé à lélimination parfois physiques de certains chefs militaires de la vieille école avant la guerre. Pour lhistorien, ce propos est surtout la recherche de boucs-émissaires à la catastrophe militaire dont Hitler a été largement responsable, ce quil était sans doute incapable de concevoir, pris dans sa mégalomanie de «génie». Staline a dû sintéresser de près aux relations de Hitler avec ses lieutenants : Göring et Himmler en particulier. Leur trahison finale a dû le renforcer dans un réalisme froid dans les rapports avec les collaborateurs du sommet. Répondant sans doute à cet intérêt politologique, le rapport montre un Hitler finalement encore trop naïf, sentimental, à la fois déçu et vengeur, mais impuissant, comprenant trop tard que même à ce niveau limprudence est une faiblesse qui se paie. Günsche et Linge ont pu exprimer leur fidélité au Führer à ce moment sans trop choquer les enquêteurs.
La prise du pouvoir et la paix sont expédiées assez vite. Cest la guerre et la défaite du Reich qui constituent lessentiel du rapport, quantitativement et qualitativement. Plus on approche de la fin, plus linformation se fait précise, même si les notes de léditeur révèlent souvent confusions et inexactitudes, sans doute involontaires, et dailleurs sur des points relativement secondaires. Ce fait révèle peut-être un choix de linterrogateur soviétique, lui-même motivé par le souci de répondre aux intérêts prédominants de Staline : «Maréchal» passionné par lhistoire militaire, mais aussi par la pensée stratégique et lorganisation politique de la guerre, il pouvait trouver ces éléments instructifs à la veille dune possible 3ème guerre mondiale. Inversement le pacte germano-soviétique nest jamais mentionné et la première phase de Barbarossa est traitée de façon aussi favorable que possible à lEtat soviétique, et l'on souligne complaisamment les aveux de Hitler sur la résistance inattendue et exemplaire des Soviétiques, donnée en modèle vers la fin aux généraux allemands. Günsche, témoin des réunions de situation militaire, savère un témoin compétent des débats, alors que les sténos des séances ont été largement détruites. Cest pour Staline une façon de comprendre la stratégie allemande depuis la coulisse.
Lhomme Hitler dans lintimité constitue lautre grand thème. Car pour comprendre le destin de Hitler, ne doit-on pas mesurer ce qui tient aux différents facteurs de son existence ? Ses horaires décalés et bohêmes, ses habitudes alimentaires végétariennes et pâtissières, son hygiénisme personnel anti-alcoolique, sa psychologie nerveuse, dominatrice et intuitive, ses talents dacteur, ses relations avec Eva Braun, avec ses médecins, ses chiens. Le thème de sa déchéance physique, de son agressivité croissante avec ses proches, de son comportement cyclothymique nest pas nouveau. Les données sont connues, sans que leur interprétation causale en soit toujours plus avancée. Ainsi Hitler souffrait dune maladie de Parkinson ou des effets des piqûres de glucose (prise pour des stimulants sexuels !) ou dun épuisement général dû à une tension extrême prolongée provoquant un vieillissement prématuré ? Quand à sa vie sexuelle justement, elle ne semble pas lavoir absorbé, au moins pendant la guerre, mais, malgré une certaine complaisance du rapport sur les vices de lentourage et lhomosexualité des SA, rien ny semble confirmer lhypothèse de lhomosexualité refoulée chez Hitler.
Au final, si le rapport napporte rien de très nouveau, il constitue une pièce dun plus vaste dossier Hitler comprenant les diverses sources du corpus.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 23/05/2006 ) Imprimer
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