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Un balcon sur l’Apocalypse | | | Zinaïda Hippius Journal sous la terreur Le Rocher - Anatolia 2006 / 20 € - 131 ffr. / 540 pages ISBN : 2-268-05233-8 FORMAT : 16 x 23 cm
Traduit du russe par Marianne Gourg, Odile Melnik-Ardin, Irène Sokologorski. Imprimer
Les tempêtes sont prévisibles. Cest leur violence qui surprend. «Ça va craquer : ce sera la révolte, lanarchie
que sais-je !» Le journal que tient la poétesse Zinaïda Hippius de septembre 1914 à décembre 1919 fourmille de ce genre dalarmes. «Ce quil y aura porte le nom denfer», lui confie Kerenski en septembre 1915. Et lorsque enfin le starets Raspoutine est assassiné, la «prêtresse des décadents» pronostique : «Dans un an, dans deux ans (?), il y aura obligatoirement quelque chose.» Trois mois plus tard, le tsar est détrôné. Suprême affectation, elle cite ses propres vers, quoique à peu près, comme autant de prophéties dApocalypse. Mais depuis lassassinat en règle de lénergique Premier ministre Stolypine en 1911, cest toute lintelligentsia qui vaticine : ayant elle-même abattu son dernier rempart, la cour impériale est livrée à lautodestruction. Terrifiant présage, cest un homme du peuple, un moujik illettré, qui sera lagent involontaire de la décomposition. Pas étonnant que les bolcheviks naient jamais dénoncé ce précieux auxiliaire. «Cest toute la Russie qui est plongée dans cette honte», écrit Zinaïda Hippius, horrifiée de voir ainsi piétiné ce que la Russie avait su conserver de sacré. Au fond, elle naura haï Lénine que pour sa plus grande incapacité à préserver la grandeur russe, avalée en quelques mois dans «cette fosse profonde et sombre qui a nom Pétersbourg». Pour avoir transformé la Russie «en une très vaste maison de fous», les soviets, «puissance des ténèbres», sont à ses yeux la figure moderne de lAntéchrist.
Zinaïda Hippius a laissé, sur la Révolution et la Terreur rouge, un volumineux journal qui est mieux quun réquisitoire : un greffe quotidien, toujours plus factuel tandis que lEmpire senfonce dans la nuit, et lEurope épuisée dans un sommeil coupable. «Jai limpression que même si je navais pas été écrivain, si même javais été totalement illettrée, en voyant ce que jai vu, jaurais appris à écrire, et je naurais pas pu ne pas prendre de notes
» Plus dune fois, laberration des événements excède ses capacités danalyse et de recul. Une marée dirrationnel finit par effacer sur ces pages les noms propres, lhumour et la lucidité pour ne laisser subsister quinitiales allusives, colère et, parfois, superstition. Dès février 1916, la peur sinstalle : «Je sens des yeux derrière mon dos.» À tout moment, Zinaïda Hippius envisage dabandonner ses carnets : «Impossible de les garder à la maison. Les mouchards ne quittent pas notre porte.» Bravant la fatigue, les coupures délectricité, la crainte des perquisitions, elle continue pourtant de consigner les allées et venues des députés aux abords du palais de Tauride, que domine son appartement. Tous sy retrouvent pour échanger des confidences, se rencontrer discrètement ou recueillir lopinion toujours avisée de Zinaïda et de son mari, lhomme de lettres Merejkovski. Depuis 1905, leur salon est devenu une seconde Douma, où il nest pas rare de rencontrer quelques terroristes repentis appelés à jouer les premiers rôles, tel Savinkov. Jusquen octobre 1917, ce journal est une antichambre parlementaire bruissant de combinaisons et de manuvres diplomatiques heureusement éclairées par un appareil de notes et un index biographique. Et, du même balcon où, en février 1917, elle a vu se lever lespoir dune révolution «lumineuse comme un sentiment amoureux», moins dun an plus tard lAssemblée constituante rendra sous ses yeux son dernier soupir. «Jassistai ainsi à la mort du vieux palais, brièvement ressuscité pour une vie nouvelle, je vis mourir la ville
»
Dans ses mémoires, Nina Berberova a décrit lexistence parisienne de Zinaïda Hippius après quelle eut quitté la «Sovdépie» fin 1919. À Paris, elle fréquentait Henri de Régnier, Paul Bourget, Anatole France : lépoque pétersbourgeoise était donc loin où la «madone symboliste» régnait avec Dmitri Merejkovski sur le «Siècle dArgent», qui vit Boulgakov, Rozanov, Biély ou Blok sortir provisoirement les lettres russes de lornière politique. Sa «nette tendance hermaphrodite», ses façons sublimes, ses airs altiers de sortir dun tableau de Khnopff en agaçaient plus dun. Un portrait de Bakst la représente dailleurs en pantalons, mains dans les poches, dans une pose insolente de Figaro. Au fil de ces pages, on comprend que Zinaïda, qualifiée de «sorcière» par Trotski, ait exaspéré ses contemporains. Sitôt quils ont franchi sa porte, ses visiteurs sont exécutés en quelques traits. Le providentiel Kerenski se révèle un vibrion velléitaire, hypocondriaque et hystérique, «certainement un peu dément». Meyerhold, qui sert les bolcheviks avec zèle après les avoir conspués à la Maison des écrivains, est en fin de compte un «fieffé salaud». Chaliapine, qui triomphait en 1915 dans Don Quichotte de Massenet, est «un crétin russe abominable», indifférent à tout sauf à «la bouffe». Alexandre Blok, touchant «enfant perdu» de la Révolution, nest finalement quun «antisémite convaincu», un paria volontaire réduit à vous mendier une poignée de main dans le tramway. Planant au-dessus de cette mêlée, jamais à court danathèmes, Hippius a la mauvaise foi des purs. De Maxime Gorki, ce «gentil et tendre Hottentot à qui on a offert un collier de verroterie et un haut-de-forme», elle dresse lodieux portrait dun «criminel» percevant sa récolte de porcelaines, antiquités, émaux et albums érotiques rachetés à vil prix aux «bourgeois» crevant de faim. Elle feint dignorer que le même Gorki fut dabord loin de ménager ses «amis» bolcheviks, dans le journal que ceux-ci finirent par interdire. Mais surtout, elle finit par verser elle-même dans les travers quelle dénonce.
Il est vrai quen deux ans, Petrograd a perdu les deux tiers de sa population. On trouve des clous dans le sarrasin et du verre pilé dans le pain. Les Merejkovski grignotent des épluchures et récoltent les herbes du parc de Tauride, rendu à létat sauvage, pour en faire des infusions. Or la faim transforme lintellectuel en «maximaliste» ou en cadavre. Il y a là de quoi perdre la raison, encore que Zinaïda en manque rarement. Et à mesure que la Russie souvre sous ses pieds, que la viande de chien, de souris puis de chair humaine rejoint les estomacs, que la dysenterie et le choléra excitent la folie, lantisémitisme honni gangrène son jugement, jusquà lui faire proférer des horreurs : «Il y a tant de Juifs que ce sont eux les dictateurs, bien entendu.» On aura reconnu «Bronstein Trotski», Zinoviev et les autres, alternativement qualifiés de «crétins absolus», «singes gris», «fumeux gorilles», «ramassis dorangs-outangs», «laquais et bandits». Gorki semble lui répondre indirectement dans Vie nouvelle, en juin 1917 : «Figurez-vous que, parmi les Bolcheviks anarchisants, on a trouvé deux Juifs ; trois même, semble-t-il. Certains en comptent sept et sont persuadés que ces sept Samson vont faire voler en éclats lénorme temple Russie, qui compte, lui, 170 millions dhommes
Ce serait comique et niais si ce nétait pas si vil.»
Au moins Zinaïda Hippius a-t-elle la lucidité de se savoir gagnée par cet effet pervers de la Révolution, que Léon Poliakov appelait la «causalité diabolique» : «Je me retiens à deux mains pour ne pas devenir antisémite
Cest très tentant.» Elle qui a toujours eu la conviction dêtre le ferment dans la pâte, finit par le reconnaître : «Lintelligentsia est toujours larguée.» Et cet aveu dimpuissance est sans doute la part la plus troublante de ce journal qui ne se cache rien. On y voit un brillant esprit perdre pied au spectacle dune politique de carnaval, présentée comme le comble du scientisme, cest-à-dire de linhumanité. Des concierges ont droit de vie et de mort sur leurs locataires. Des enfants de neuf ans perquisitionnent le linge dans les armoires «contre-révolutionnaires». Des soldats reçoivent sur leurs baïonnettes lofficier quils ont lancé en lair. Les fusillés sont donnés en pâture aux animaux du zoo. Les ivrognes, jetés à la Neva avec leurs bouteilles. Spoliations, libations, exécutions : rien ne paraît devoir arrêter ce cycle datrocités. Après cela, comment ne pas goûter la saveur noire de ce coup de fil de Lénine à Gorki, en novembre 1919 : «Eh bien, on ne vous a pas encore coffré, là-bas, dans votre Petrograd ?»
Zinaïda Hippius a très tôt compris que lannée 1917 fut une vaste trahison des idéaux révolutionnaires, de même que le Manifeste de 1905 avait dupé lespoir populaire. On ne fait certes pas domelette sans casser dufs, mais pourquoi autant ? Pour qui voudrait se dégoûter de la Révolution en actes, ce journal est le premier témoignage dune légende noire qui conduit à Victor Serge, Soljenitsyne et Chalamov. Il présente le mythe fondateur de lURSS comme une sanglante opération de brigandage, qui plus est préméditée. Cest lenvers de la Conquista léniniste, le contrepoint à la légende dorée forgée par Trotski. Parfois, ces carnets du sous-terrain rappellent ceux des Sonderkommandos dAuschwitz. Peut-être parce quà la faveur dun séjour à la campagne Zinaïda Hippius en enterra une partie, par précaution. Mais surtout parce que ce témoignage ploie sous lénormité du crime quil dénonce : «On ne me croira pas.» Cette crainte, hélas, était fondée.
Physiquement et mentalement diminuée, Zinaïda Hippius mourut en 1945, et «lorsquelle fut couchée, petite et ridée, dans son cercueil, rapporte Berberova, plusieurs personnes venues aux obsèques se regardèrent dun air entendu en disant : Que Dieu nous pardonne, mais cétait une petite vieille pas commode.» La «sorcière» sétait tout simplement «desséchée», faute dune nourriture plus précieuse que la liberté : la Russie éternelle, à laquelle Merejkovski et elle-même vouaient un culte mystique. Dans leur pensée messianique, la logique marxiste était léquivalent des bombes nihilistes comme de lentêtement autocratique : tous avaient profané les forces de lesprit.
Olivier Philipponnat ( Mis en ligne le 12/06/2006 ) Imprimer
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