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L’immense dignité : Face aux démons du génocide rwandais
Révérien Rurangwa   Génocidé
J'ai lu 2007 /  4.50 € - 29.48 ffr. / 187 pages
ISBN : 978-2-290-00052-
FORMAT : 11,0cm x 18,0cm

Première publication en avril 2006 (Presses de la Renaissance).

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole normale supérieure, Thierry Leterre est titulaire d'une agrégation et d'un doctorat en philosophie ainsi que d'une agrégation de science politique. Professeur à l'université de Versailles / Saint-Quentin-en-Yvelines, où il dirige le département de science politique, il est chercheur associé au CEVIPOF, spécialisé dans la pensée politique. Ses travaux portent sur l'histoire et les concepts fondamentaux des sociétés contemporaines, notamment autour des expressions et des conceptions de la liberté, ainsi que sur le philosophe Alain auquel il a consacré une biographie.

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Dans un génocide, il n’y a pas de mystère, juste une évidence foudroyante : les humains sont rongés par le mal. Ils l’infligent à leur prochain, avec une insouciance, une conscience, une simplicité où l’atrocité le dispute seulement à la facilité. Le génocide rwandais fut comme l’écrit Révérien Rurangwa le troisième ou quatrième de «ce petit 20ème siècle» –– après celui des Arméniens en Turquie, des Juifs d’Europe et des Cambodgiens. Nous nous rappelons l’indifférence épouvantable des puissances occidentales au moment où il se perpétrait, la cruelle indifférence de la France tout particulièrement, l’ampleur des exactions, et leur horreur. Les neuf dixièmes d’une population, les Tutsi, furent exterminés à coup de lances et de machettes. Les victimes proposaient parfois, comme Emmanuel, l’oncle de Révérien Rurangwa, qu’il vit mourir, de payer leur bourreau pour être exécuté plutôt d’une balle que d’un coup de lame. On sait les viols, les tortures des femmes violées, l’intervention tardive de l’ONU, un Tribunal Pénal International balbutiant des châtiments à peine audibles dans les grands remous médiatiques mondiaux… En lisant Génocidé, le livre témoignage de Révérien Rurangwa sur sa propre épreuve – «assassiné» comme il l’écrit avec quarante-trois autres membres de sa famille le 20 avril 1994 –, nous en apprenons beaucoup plus. L’insoutenable nous est présenté avec la plus grande dignité, celle d’un homme qui a échappé au massacre, mais qui n’y a pas survécu. Génocidé n’est pas un ouvrage. C’est la manifestation d’une vie humaine.

Dans l’économie du récit, l’événement initial – le massacre d’une famille, celle de l’auteur, et son propre «meurtre» – tient relativement peu de place en apparence : dans un livre qui en compte 230, Révérien Rurangwa consacre quinze pages à l’extermination de toute sa famille réfugiée dans une cahute, et quinze autres à la façon dont il a miraculeusement échappé à la mort. L’atrocité ne se raconte pas : elle se dit. Le bruit des machettes quand elles «coupent» une personne, homme, femme, enfant, bébé. Le sang qui gicle. Les râles. Tout est retranscrit par Révérien Rurangwa avec une attention froide et douloureuse. Trente pages qui font basculer un monde. Les 200 pages, ensuite, ne sont qu’une seule et immense question : comment vivre quand en l’espace de quelques instants on a tout perdu : les siens, son corps – Révérien Rurangwa a eu le poignet tranché, le nez mutilé, l’épaule broyé, l’œil crevé – son esprit – torturé par les cauchemars – son pays – il fallut pour survivre s’exiler en Suisse – et jusqu’au sens de la vie quotidienne, puisque ce «génocide de proximité» eut pour acteurs des voisins, des connaissances, transformés en bourreaux ?

Comme il l’écrit, Révérien Rurangwa a été «tué», «assassiné» ; rien de ce qu’il était n’est plus. C’était un adolescent de quinze ans. Sur les images qui le montrent, juste après la tuerie, on dirait un enfant. Et maintenant, homme de vingt-sept ans, il n’est pas sûr d’être parvenu à dépasser la limite impossible où tout, pour lui et pour les siens, a été anéanti, comme si son temps avait été gelé sous le soleil du Rwanda. Ces quinze à trente pages finalement, ce n’est pas «peu». C’est la disproportion entre des actes de génocide et leur signification, c’est la forme temporelle de la «banalité du mal» dont parle Arendt et que cite Révérien Rurangwa : la brièveté du mal. Et à nouveau une interrogation : que peut être une existence dans cette disproportion entre le peu de temps qu’il faut pour tuer un peuple, et la longueur des jours qui suivent, obsédés par ce qui a été fait ? Dans cette disproportion entre les discriminations banales d’avant le génocide – celle de l’institutrice qui place les Hutu au premier rang, par exemple – et la transformation de toute une ethnie Hutu en bande meurtrière ? La réponse, c’est l’acte même de raconter ce qui s’est passé : par l’écriture, se souvenir et réfléchir.

La mémoire, c’est celle d’une famille qu’on voit massacrée en moins de deux minutes, «coupée» «machetée», «fauchée» avec application. C’est étrange, note Révérien Rurangwa, comme on parle de l’assassinat d’êtres humains avec des termes qui rappellent le travail des champs. Et les meurtriers Hutu précisément en parlaient ainsi, et se félicitaient de faire un «travail» ; Révérien Rurangwa le relève au passage : c’est un moyen parmi d’autres pour se cacher l’horreur de ce qui est commis. A la «banalité du mal» s’ajoute «l’invisibilité de l’horreur» : invisible, ce «trou du cul du monde», comme Révérien Rurangwa appelle le Rwanda vu par les Occidentaux ; invisibles ces victimes, alors que – ironie tragique – les premières images du carnage montrent aux télévisions du monde entier les… Hutu fuyant devant l’avancée des troupes Tutsi qui permettent d’interrompre le génocide. Le bourreau chassé devient victime, et la victime demeure cachée, consumée dans la cendre de l’indifférence comme de celle de brasiers qui veulent dissimuler – à peine – les preuves que le plus grand crime a été perpétré.

Révérien Rurangwa rappelle qu’un génocide n’est pas seulement une extermination, mais un vaste rituel de cruauté, où même le bétail est torturé par les assassins pillards qui en consomment la viande. Le supplice n’en finit pas. On laisse souvent les victimes agoniser avant de les achever quelques heures plus tard. On fait venir des jeunes filles qui apportent de l’eau après la tuerie ; lorsqu’un blessé assoiffé se manifeste, elles appellent les meurtriers afin qu’ils l’abattent. Cette absence de limite dans la sauvagerie, Révérien Rurangwa la voit à l’œuvre dans le massacre des siens : après le passage des assassins – menés par le voisin buté Simon Sibomana – Révérien, sa petite sœur, et sa mère sont encore en vie. Pour peu de temps : sa mère a été éventrée, après avoir été déshabillée afin que les femmes Hutu puissent récupérer sa robe, et elle expire bientôt après avoir demandé à son fils de régler une dette de trois cents francs à un voisin qui prit probablement part au génocide (la famille de Révérien Rurangwa le vit aiguiser sa machette lorsqu’elle quitta sa maison). Sa sœur meurt avant l’aube de faim et de soif. Révérien, dans le premier massacre, a perdu une main. Lorsqu’il sort de sa cachette à laquelle les assassins mettent le feu, bien décidé à se faire achever, Sibomana, son ancien voisin, lui tranche le nez, avant de vouloir lui fracasser la tête à coup de gourdin clouté. Le coup manque et broie l’épaule. Révérien Rurangwa sera sauvé par la Croix Rouge, et surtout par l’association suisse Sentinelles, qui prend en charge son cas particulièrement grave – désespéré même.

Génocidé est un livre sans écriture, sans style particulier ni absence de style pour attirer l’attention. Nul pathos : au fil des pages, on trouve quelques notes, quelques références, un récit dépouillé dans un français sans fioriture, quelques traits d’humour souvent grinçants. Révérien Rurangwa ne veut pas apparaître comme particulièrement sympathique ; il n’a rien d’une belle âme et n’appelle nullement à la compassion. Il ne demande rien, ne revendique rien. Il raconte – non pas même : il dit, désigne ; et surtout il réfléchit. Il parle de sa foi en dieu disparue au moment où sa mère meurt – une question à l’évidence douloureuse parce que celle-ci était profondément pieuse, comme l’est également son mentor suisse auquel l’auteur consacre des pages admiratives et justes.

Ces réflexions sont le plus précieux de l’ouvrage. Révérien Rurangwa n’est pas un philosophe, juste un homme brisé qui a décidé de regarder les choses en face avec l’aide de ce qu’il y a de plus fort en nous, notre capacité à penser. Cela vaut des pages superbes de spiritualité sur la notion de foi, et surtout une remarquable analyse des malentendus qui grèvent la notion de pardon : on ne cesse de l’inciter, note l’auteur, à ce pardon, pour lui impossible. Et en effet notera-t-on : sans repentance du criminel, aucun pardon n’est possible. Comment négliger cette évidence ? Le pardon est d’autant moins possible que l’absence de remords renvoie à quelque chose de pire encore : ceux qui ont commis l’impardonnable n’en ont même pas conscience. On ne peut pardonner à des coupables qui ne sont pas punis ou bien n’écopent, comme Sibomana, emblème des crapules ordinaires dont le monde est peuplé, que de faibles peines. On ne peut pardonner quand sa vie est menacée et cela jusqu’en Europe : il y a toujours un Hutu qui n’hésitera pas à attaquer un Tutsi, et d’autant plus facilement que celui-ci est handicapé comme cela est arrivé à l’auteur en Belgique.

Révérien Rurangwa ne peut ni ne veut pardonner, et rien ne l’y oblige. Mais il veut la justice. Il demande d’abord une institution judiciaire qui condamne vraiment les meurtriers, protège les rescapés, les témoins menacés de mort comme lui-même et souvent supprimés comme sa tante. Il n’oublie pas pour autant d’examiner la justice en lui-même, et s’applique à diminuer en lui la haine naturelle des Hutu qui est la sienne, en se forçant à se rappeler qu’il y eut de rares justes parmi eux, et surtout en se morigénant afin de ne pas ressentir contre ses ennemis les mêmes passions qui ont conduit ceux-ci à la plus atroce folie criminelle.

Si l’on prend du recul par rapport à ce récit prenant et poignant, on aperçoit les limites d’une approche purement humanitaire de la situation des victimes du génocide rwandais. Atrocement blessé, Révérien Rurangwa a été pris en charge par une association suisse. Il a été soigné, aidé, recueilli – et il le reconnaît avec sincérité et reconnaissance. Mais à l’heure actuelle, il n’en demeure pas moins un réfugié, sans droit, et dans l’attente d’un visa qui lui permette de s’installer et de travailler en Suisse, et de voyager pour témoigner. Revenir au Rwanda c’est impossible. L’auteur raconte son bref retour pour faire – avec toutes les difficultés du monde – accuser Sibomana, comment celui-ci a été libéré, et comment il s’est trouvé sans protection et menacé de mort lui-même. Il note lucidement que les survivants dérangent dans un pays où pas une famille Hutu n’a été innocente du massacre, mais aussi où les élites Tutsi veulent la réconciliation nationale au prix de la vérité. Le Rwanda, ce pays pour lequel il montre son amour dans des pages sans nostalgie, mais heureuses dans la rétrospection, est un pays perdu pour Révérien Rurangwa qui veut fonder une famille en mémoire des siens perdus, une famille Tutsi, qui puisse vivre sans craindre le massacre ni l’ombre des bourreaux.


Thierry Leterre
( Mis en ligne le 01/02/2008 )
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