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Histoire & Sciences sociales -> Témoignages et Sources Historiques |
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Fribourg 1934 : pas de mise au pas nazie pour la logique | | | Martin Heidegger La Logique comme question en quête de la pleine essence du langage Gallimard - Bibliothèque de philosophie 2008 / 19 € - 124.45 ffr. / 212 pages ISBN : 978-2-07-073281-4 FORMAT : 14,0cm x 22,5cm
Traduction de Frédéric Bernard.
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Université de Fribourg-en-Brisgau, 1934. Heidegger, professeur de philosophie, bref recteur déjà démissionnaire resté membre du NSDAP, met au cur de son enseignement
le problème du sens historial (historico-mondial) de la logique pour le destin de lhumanité et pour cette expérience occidentale quest la philosophie. Un problème qui loccupe depuis dix ans, dit-il, et pas depuis 1933 : ce cours ne sinscrit pas dans la «Gleichschaltung» (lalignement de tous les domaines sur la ligne du parti, la mise au pas de loie de léducation) que le nouveau régime, desprit totalitaire, met à lordre du jour. Un rapport entre cet avertissement, rapide mais clair, à la deuxième séance dun cours sur la logique, et la démission du poste de recteur ? Oui, puisque le cours est aussi une critique sévère de luniversité, qui sous Hitler comme avant devient une juxtaposition dinstituts de formation pour spécialistes, alors quelle devait être linstitution du savoir vivant dans sa totalité irrigué par la philosophie, où se concentre si elle est fidèle à sa vocation - la pensée des concepts et lessence des choses qui échappent aux sciences (humaines et naturelles).
Mettant encore les choses au point immédiatement, Heidegger prend le contre-pied des attentes dominantes de lépoque avec son atmosphère : sil ne se range pas parmi les thuriféraires de la valeur libératrice et salvatrice de la logique, il se démarque aussi de leurs adversaires irrationalistes! Être pour ou contre la logique na aucun sens : rien de plus comique, dit Heidegger, que les ratiocinations logiques des ennemis de la logique, qui prétendent la «dépasser» ! La logique est dans un rapport essentiel avec le langage et la tradition philosophique et doit donc être enseignée et assimilée, sur le plan formel et dans son développement historique (avec ses étapes fondamentales : Aristote-Hegel-logistique), si on veut être capable den penser le sens et les limites : mais ne dépasse pas la logique ou la métaphysique qui veut! Car cest pour lOccidental du XXe siècle comme se débarrasser de son ombre ou soulever le siège sur lequel il est assis !
Par la pensée philosophique de «la logique», Heidegger entend «une question en quête de la pleine essence du langage». La logique est une clé vers la nature du langage et son lien avec la pensée : non point au sens des sciences spécialisées ou de secteurs de la philosophie, mais comme des enjeux centraux de la réflexion sur lessence de lhumain. Or le langage est dans un rapport essentiel à la pensée et à lexistence humaine, qui est toujours dans un rapport authentique ou plus souvent inauthentique à la vérité de son essence (car lexistence humaine a la possibilité unique dun tel rapport). Ainsi sexplique que ce cours aborde dautres questions que la logique au sens étroit. Les existentiaux rencontrés dans Être et temps sont revisités : lhumain véritable est existence communautaire, ouverture au monde, sens du temps et historicité, culture et expérience de la langue, vocation à la pensée, à laquelle il répond par lauthenticité quand il le peut, en donnant à ses décisions la force et le sérieux de la «résolution». Voilà le fameux irrationalisme nazi de Heidegger ! Un existentialisme qui rejette les fétiches dun rationalisme idéaliste étroit (le «sujet» anhistorique, désincarné, individuel, qui pense sans langue et existe hors du monde), la fiction solipsiste avec toutes ses apories que le phénoménologue Heidegger, inspiré par Kierkegaard et Nietzsche, balaie pour en revenir à lexpérience réelle des hommes (la mort, les autres, le temps, mon peuple, ma culture, etc.). Ébranlement de la philosophie parallèle au décentrement de la meilleure anthropologie culturelle : la redécouverte de lhumain.
Ethnocentrique, raciste, nationaliste Heidegger en 1934 ? Il distingue certes des peuples sans histoire (les Nègres, qui sont «des hommes») et des peuples ouvrant lhistoire du monde : notamment les Grecs ! Mais ne pas avoir d«histoire», cest ne pas vivre dans le sens de fondations successives dâges du monde, dépoques, de reprise du passé pour un avenir nouveau. Or en ce sens, Heidegger voit une distinction objective et factuelle entre certaines civilisations, notamment celle où se sont inventées la philosophie, les sciences et autres spécificités «occidentales» et dautres. Il nen tire aucun conclusion colonialiste ! Quant au peuple et à la race, il note la polysémie de ces notions qui demandent conceptualisation. Il met en doute quun peuple se définisse seulement et avant tout par la race au sens du sang des ancêtres ! Bien des Aryens de bonne race sont mal «racés» au sens où les jeunes parlent dune automobile ! Quant aux Allemands, comme tout peuple, ils forment une unité avant tout comme communauté existentielle et spirituelle, en participant à une tradition et à une langue, mais en actualisant cela à la hauteur de leurs capacités propres.
Nulle Weltanchauung nazie donc ! Bien sûr on trouve quelques mentions de la SA et certains y verront un signe accablant, mais quel est leur sens ? Se moquer des carriéristes qui cherchent un poste de rond-de-cuir à luniversité en profitant de sa «politisation» (sic !), que visiblement Heidegger déplore, a le même sens que signaler la mauvaise foi des «tire-au-flanc» qui crient le plus fort quil faut agir avec la SA mais se font porter pâle dès quil sagit den subir la discipline et invoquent
des obligations détudes, alors que ce sont des médiocres ! Ces analyses phénoménologiques du présent vécu sont au pire ambiguës. Elles expriment sûrement une ironie distanciée, sarcastique même, sur la réalité du nazisme sociologique sincère ou opportuniste et devant son insuffisance intellectuelle : il ne suffit pas de faire des camps de scoutisme dans la forêt dans une régression collective adolescente espérant quelque fusion immédiate avec le grand tout pour être dans la meilleure tradition germanique ou le sérieux de lexistence ! On peut ensuite y voir un engagement indirect pour une vraie révolution spirituelle et existentielle nazie, mais cest demander au nazisme de 1933-34 un dépassement de lui-même dans le sens dune éthique de la pensée patiente et sérieuse, engagée dans les questions les plus radicales de lépoque !
Il faut bien signaler cet enjeu de la traduction : apporter sa contribution à la compréhension de lauthentique enseignement de Heidegger au début du nazisme. La seule façon de le relier au nazisme, cest au sens de LIntroduction à la métaphysique de 1935, quand Heidegger déplore lincapacité du «Mouvement» à se hisser au niveau de la seule mission historique qui pouvait lui donner sens : constituer un coup darrêt au rationalisme étroit et aux idéologies «progressistes» pour réhabiliter le travail, la communauté, le sérieux du savoir et lutter politiquement contre le règne de la Technique en sappuyant sur le peuple
Se moquer de «la mise au pas» du savoir et de lhistoire en 1934 comme dune ineptie en philosophie et signaler loriginalité et la radicalité de sa démarche (commencée depuis une époque où la nazisme existait à peine), voilà qui ne va guère dans le sens dun opportunisme ou dun enthousiasme fanatique pour le régime ! Heidegger na rien dun irrationaliste, même «sophistiqué», si on entend par là quil refuserait toute cohérence et toute prise en compte du réel (pas plus empiriste que Heidegger !) ou quil vaticinerait à lintuition et à lémotion sur des transcendances mystiques et/ou fascistes.
Les rapprochements faits par certains sont au mieux lexicaux et sémantiquement abusifs. La recherche obstinée de tous les prétendus «détails» ny fait rien : comme lavait dit F. Fédier, luvre na rien à cacher et les délais de sa publication nont rien à voir avec un complot révisionniste pour truquer les textes ! Plus on approfondit sa connaissance des textes de Heidegger, moins les calomnies politiques à son sujet tiennent la route. Or E. Faye a présenté récemment ce cours comme un tissu dinsanités nazies. Allons plus loin : la critique du nazisme réel de 1934 porte jusquà notre nihilisme, à notre périodique «modernisation de luniversité» au service des idoles de «la société», désormais devenues «démocratiques» (marché, guerre économique, formation professionnelle, besoins des entreprises, efficacité, adaptation aux besoins, nouvelles technologies, réactivité, dynamisme). Cela réglé, on peut en revenir à lessentiel.
A 45 ans, Heidegger approfondit sa question principale sur lêtre et le langage chez Aristote (son premier livre de philosophie, une étude de Franz Brentano) en déconstruisant (sans détruire !) lesprit européen/occidental. Lobjet du cours est détablir que si la logique est dans son idée grecque un «organon» (un outil) aussi instrumental quindispensable à la pensée et au savoir, elle na pas été seulement perfectionnée de façon secondaire sur un plan technique à partir dAristote, ni même bouleversée sur un plan formel après Leibniz et surtout au XIXe et au début du XXe siècle, il ne sagit pas non plus de signaler que Kant et Hegel ont replacé la logique au cur de la philosophie et nont cessé de méditer au sujet de son sens pour la phénoménologie ou lontologie (quon pense à limportance de la dialectique !) : tout cela, les historiens de la logique et de la philosophie lont déjà dit, plus ou moins bien et explicitement. Il sagit plutôt pour Heidegger de signaler quau cours de lhistoire, par suite de la puissance de la pensée sur la dynamique historique de lOccident (aboutissant en techno-science et mondialisation), la logique a joué un rôle essentiel, non seulement en accompagnant ce développement (elle en est une condition de possibilité comme discipline de la raison), mais en restant un problème ou un mystère pour la philosophie la plus sérieuse, de par son lien avec la question de lêtre (déployé dans les oppositions binaires fondamentale du discours : apparence/réalité, forme et substance, etc.).
Or il y a un paradoxe que le triomphe de la «vraie» logique, calcul formel logistique, semble accompagner une «philosophie scientifique» (positivisme logique, empirisme logique) se présentant comme à la fois le vrai rationalisme, cause et conséquence de la vraie logique, tandis que le monde, lhumanité et lEurope entrent dans une crise grave et profonde des valeurs, de la culture, de lhumanisme
Drôle dhéritage des «Lumières» ! Le culte féroce de la logique et de la «raison» crée dailleurs lirrationalisme aussi acharné : deux ailes du même processus aveugle, dont Heidegger veut contribuer à arrêter le cours, si cest possible : et ça ne le serait que par un cessez-le-feu (une «épochè» phénoménologique ? la sérénité de la pensée face à la dialectique sans fin des dogmes ennemis). Heidegger vise le phénomène dune dérive du logos philosophique (ratio, puis raison) en discours borné de la certitude empirique depuis Descartes, qui fait des sciences le seul discours sensé, réduit le reste à la forme divinisée de la Logique (savoir vide en lui-même, mais loi de toute construction de savoir) ou à de «la poésie», façon de dire «émotivité» et «subjectivité» sans intérêt pour les autres (mépris bien connu
). Et cette position se dédouble en version sceptique subjectiviste ou en dogmatisme scientiste dun matérialisme objectif : pas dobjectif sans subjectif et réciproquement, on en revient à des catégories binaires nées du logos grec.
Or il faudrait pour sortir lhumanité en crise (de laveu de Husserl et des plus grands noms de la culture) des années 30 reprendre la question de lhumain à partir de son rapport à lêtre, au langage, à la pensée. Et la logique est au carrefour de ces questionnements historico-critiques. Tous les problèmes sont liés en philosophie et lhumain, son essence, sa vocation, son sens, selon la formule de Kant rassemble toutes les questions fondamentales. Mais il est vrai aussi que Heidegger pose le problème de la «raison» au sens dominant sans tabou et ne se veut pas davantage «rationaliste» : doù le «tournant» quil opère à cette période vers «la pensée» (une grande raison, meilleure, si on veut). Elle reprendrait les sciences, sans sy soumettre ni sy limiter ; elle se sent proche de la poésie méditante, comme attention au monde et sens de louverture du temps, de lhistoire sans auto-castration par lexigence permanente de «preuves» privilégiant données quantitatives et matérielles à la finesse dune sensibilité, très empirique, aux caractères de lépoque et aux possibilités de lavenir.
La pensée de Heidegger est une méditation de longue durée, un ensemble de «chemins qui ne mènent [encore] nulle part» pour éclaircir les problèmes de la modernité à la lumière des origines de son mode de pensée, en deçà même de la grande révolution historiale du XVIe siècle, qui par certains aspects reste conditionnée par lorigine grecque.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 25/02/2008 ) Imprimer
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