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Histoire & Sciences sociales -> Géopolitique |
| Jean-Michel Jauze Collectif L'Île Maurice face à ses nouveaux défis L'Harmattan 2008 / 37 € - 242.35 ffr. / 380 pages ISBN : 978-2-296-05037-2 FORMAT : 15,5cm x 24cm
L'auteur du compte rendu : Philippe Retailleau est professeur agrégé dhistoire et géographie. Imprimer
Trop hâtivement réduite à un archétype dîle paradisiaque et de société pluriculturelle harmonieuse, la République de Maurice mérite un traitement autre que celui qui lui est habituellement réservé par la plupart des guides touristiques. La littérature de qualité ne manque pourtant pas sur le sujet ; elle est même correctement diffusée pour qui veut faire leffort daller au-delà des clichés qui voilent notre regard sur larchipel des Mascareignes (îles de La Réunion, Maurice et Rodrigues). Nous retiendrons ainsi, comme exemples significatifs dune production non négligeable dexpression française, létude géographique de Virginie Cazes-Duvat et Roland Paskoff portant sur Les littoraux des Mascareignes entre nature et aménagement (LHarmattan, 2004) et lanalyse socio-démographique dIsabelle Widmer (La Réunion et Maurice : parcours de deux îles australes des origines au XXe siècle, Cahiers de lINED, 2005).
Les éditions de LHarmattan et de lUniversité de La Réunion apportent une nouvelle pierre à lédifice scientifique avec ce recueil darticles courts, issus dhorizons disciplinaires divers, qui se fixe pour objectif de présenter les nombreux défis auxquels Maurice est aujourdhui confrontée, dans le cadre dune mondialisation qui contraint lîle à repenser en partie les fondements de son développement. Bien connu des géographes de laire mascarine pour sa référence incontournable consacrée à lîle de Rodrigues, dépendance mauricienne (Rodrigues, la troisième île des Mascareignes, parue en 1998 aux éditions de LHarmattan), Jean-Michel Jauze coordonne une vingtaine de contributions desquelles émergent trois grands axes de réflexion : Quels défis le «modèle» de développement mauricien façonné dans les années 1970 et 1980 doit-il affronter dans un contexte global de libéralisation tous azimuts des échanges commerciaux ? Quels défis les mutations économiques en cours posent-elles en termes daménagement du territoire et de préservation de lenvironnement? Quels effets ces mutations peuvent-elles produire sur une société plus composite et conflictuelle quelle nen a lair ?
Le «modèle» mauricien de développement élaboré au cours des années 1970 et 1980 se fondait principalement sur trois secteurs dactivités : la traditionnelle production sucrière, lancée au 18ème siècle puis développée largement, sous légide de loccupant britannique, au siècle suivant ; lemblématique activité touristique hôtelière haut de gamme associée à un paysage littoral présumé paradisiaque ; une industrie textile plus récente dont le dynamisme est lié à la création et à lextension dune Zone Franche. Les mesures dajustement structurel des années 1980 ont dopé léconomie du pays au point dériger Maurice en «Nouveau Pays Industriel».
Ce modèle a fait long feu pour deux de ses piliers : le sucre ne contribue plus aussi largement quil y a quarante ans au PIB (il ny entre plus quà hauteur de 6% aujourdhui contre 40% à la fin des années 1960) ; lheure est en effet à la restructuration depuis que Maurice ne peut plus écouler sa production vers lUnion européenne aux prix avantageux et garantis qui lui étaient généreusement octroyés par un Protocole Sucre en cours de démantèlement. Le secteur textile lié à la Zone Franche nest plus aussi dynamique que dans les années 1990, la fin des accords Multifibres ayant fait perdre à Maurice son statut de «porte dentrée» aux marchés européens et engagé un processus relatif de délocalisations vers des zones plus compétitives comme Madagascar. Seul le secteur touristique continue de tirer son épingle du jeu, poursuivant une dynamique spatiale marquée par lemprise littorale croissante des grands hôtels, désormais dans les portions méridionale et orientale de lîle, jusque-là assez délaissées.
Maurice est connue et encensée pour sa capacité dadaptation. Elle a donc cherché des créneaux susceptibles de lui permettre de demeurer à flot. Dotée dun solide réseau bancaire et réputée pour sa souplesse fiscale, elle sest fixée comme objectif dattirer davantage dinvestisseurs et de saffirmer comme un centre financier de relative envergure à léchelon international. Les services financiers, domestique et «offshore» constituent ainsi aujourdhui 10% du PIB mauricien. Le remarquable développement de son Port Franc a permis à Maurice de devenir un centre notable de distribution régional, de se constituer en «Sea Food hub», grâce à la valorisation sur place de produits halieutiques tels que le thon. Par ailleurs, la construction de la «Cyber City» dEbène, dans la conurbation des Plaines Wilhems (entre Curepipe et Port Louis), témoigne de sa volonté de se positionner comme plate-forme technologique internationale. Son savoir-faire dans le domaine touristique lui laisse enfin penser quelle est en mesure de devenir un paradis du «shopping» sur le modèle de Dubaï, par exemple. Cest dire si Maurice conserve sa capacité à rebondir.
Pour autant, ces perspectives encourageantes ne laissent pas de questionner les observateurs tant sur la capacité du gouvernement à réaliser pleinement les objectifs quil sest fixés que sur celle de lespace et de la société mauriciens à faire face aux mutations en cours. Aujourdhui, la concentration de la vie, des activités et des déplacements de la moitié de la population mauricienne (estimée au total à 1, 2 million dhabitants) sur 14% du territoire (la superficie de lîle nexcède pas 1900 km2) pose la question des transports terrestres : dans le contexte des années 1980 et 1990, marquées à la fois par la croissance économique et lélévation corrélative du niveau de vie des Mauriciens, déterminant lextension du phénomène urbain, de la localisation des emplois industriels ainsi quun usage accru de lautomobile dans la conurbation des Plaines Wilhems, le gouvernement na pas su anticiper les phénomènes dengorgement qui constituent aujourdhui un handicap majeur. Tout juste sest-il contenté de moderniser le réseau routier existant, en doublant les voies de circulation sur laxe historique Mahébourg-Port Louis. Alors quil aurait fallu envisager une alternative à laxe routier Sud-Est/Nord-Ouest et concevoir, de ce fait, des sections complémentaires Nord-Sud et/ou Est-Ouest
Cela met en jeu une véritable politique daménagement du territoire, absente dans les faits, qui se soucierait datténuer le déséquilibre territorial entre un centre surpeuplé (correspondant à laire urbaine polarisée par Port Louis) et des périphéries sous-peuplées (principalement au Sud).
Port Louis est, de fait, le pôle structurant de lîle : cest le centre de commandement et la plaque tournante des activités dun pays à larmature urbaine incomplète ; la polarisation des flux et des activités par une capitale située dans un environnement topographique contraignant freine certaines dynamiques. Ainsi, le complexe portuaire de Port Louis, figurant parmi les plus dynamiques du Sud-Ouest de lOcéan Indien, donne des signes dessoufflement dus à lexiguïté des infrastructures ; or, comment agrandir le port, nécessité vitale pour ne pas être rapidement déclassé, si lon manque à ce point despace pour le faire? Délocaliser certaines activités tout en repensant le maillage des transports autour de la capitale lui permettrait de continuer de jouer pleinement son rôle de port déclatement régional.
De même, la volonté du gouvernement daccueillir jusquà 2 millions de touristes en 2015 (quand ils sont aujourdhui dans lannée 1 million à débarquer dans lîle) suppose quon ait repensé le mode dacheminement des passagers vers les centres touristiques du pays ; or, aujourdhui, qui se rend de laéroport de Plaisance, au Sud-Est de lîle, vers Grand Baie, au Nord, doit passer par Port Louis, saturée aux heures de pointe. Lallongement des temps de parcours - et la fatigue supplémentaire qui en résulte - nest sans doute pas le meilleur atout pour séduire une clientèle soucieuse dun confort tant vanté par les prospectus touristiques. Dans la perspective de laccroissement souhaité de loffre touristique, le contournement de la capitale pour mettre rapidement en relation laéroport et les principaux espaces touristiques littoraux est un défi redoutable posé aux aménageurs, donc aux politiques.
La volonté gouvernementale de poursuivre laventure touristique amène à sinterroger sur les schémas de développement mis en uvre à cette fin. En dépit de lexistence de lois et de règlements destinés à préserver lenvironnement tout comme laccès des populations locales aux littoraux, force est de constater que le bilan est peu flatteur. Le développement touristique (et industriel) des trente dernières années a largement contribué à polluer et à dégrader lenvironnement littoral : rejet incontrôlé deffluents non traités, saccage de milieux fragiles tels que mangroves ou marais maritimes, etc. Avec laval dautorités négligentes, voire corrompues, les hôtels ont pu développer leur emprise librement : le linéaire des plages publiques est ainsi passé par exemple en dix ans de 40 km du littoral en 1989 à 28 km en 1999 ! Ce qui signifie que moins de 10% du linéaire côtier demeurent accessibles au public, alors que la population mauricienne na jamais autant manifesté son attachement au littoral, comme en attestent à la fois les plages bondées en fin de semaine, la multiplication des petits lieux de culte au bord de la mer (le «squatting dévotionnel» évoqué page 132) ou les actions dassociations contre les projets de construction illégaux, désormais bien relayées par la presse. Les stratégies de développement plus ou moins conditionnées par les mutations économiques liées aux dynamiques induites par la mondialisation ne laissent pas les populations muettes et devraient inciter le gouvernement à la prudence.
Faire de lîle un espace attractif pour les investisseurs de tout poil suppose lexistence dune fiscalité allégée, assimilant de ce fait Maurice à un paradis fiscal. Or, la multiplication de secteurs à fiscalité faible fragilise dune certaine manière lEtat mauricien, parfois soupçonné de fermer les yeux sur certains trafics ou opérations de blanchiment, et diminue ses recettes budgétaires, et, consécutivement, sa capacité à maintenir la paix sociale. Les évolutions en cours sont porteuses de tensions, ce qui nest pas anodin dans une société multiculturelle comme Maurice.
La population mauricienne est le reflet dune histoire complexe où se mêlent influences européennes, africaines et asiatiques : découverte au 16ème siècle, exploitée par les Hollandais au 17ème, puis administrée par les Français, au 18ème, et les Britanniques - du 19ème siècle à 1968, année de lindépendance -, lîle a vu sa population senrichir déléments venus de lAfrique et de Madagascar, dans le cadre dune économie esclavagiste de plantation, puis dInde et de Chine, quand il sest agi de remplacer la main-duvre esclave affranchie par des engagés au service dune économie sucrière qui a façonné le paysage mauricien pendant deux bons siècles. Il en résulte aujourdhui une population composite, distribuée en «communautés» plus ou moins influentes selon les secteurs dactivités (le petit commerce est réputé être tenu par les «Chinois» et les «Musulmans», la finance par les «Blancs», ladministration gouvernementale par les «Hindous», les «Créoles» figurant comme les grands perdants de laventure mauricienne). Quand le pays traverse des turbulences, les tensions communautaires sexacerbent, signalant du même coup la difficulté de Maurice à se forger une identité commune, affranchie des déterminismes ethno-religieux.
Si louvrage se signale par la qualité remarquable de la plupart de ses articles consacrés aux aspects socio-économiques, géographiques et géohistoriques, on pourra regretter par exemple que la difficile question de l«identité» mauricienne ne soit abordée quau détour de contributions relatives aux paysages, à la vie politique, au sport ou à la presse mauriciens. Mayila Paroomal et Jocelyn Chan Low, dans leurs contributions respectives consacrées à la presse et aux élections générales, montrent bien que les journalistes et les hommes politiques de la période postérieure à lindépendance ont uvré à laffirmation dune identité mauricienne dépassant les clivages ethniques hérités de la période coloniale. En dépit davancées significatives dans le domaine du discours, certains indices ne laissent pas dinquiéter sur la persistance de comportements «ethnicistes» : dans le domaine politique, par exemple, les fortes réticences de sections notables de la «communauté» hindoue à la nomination en 2003 du Premier Ministre blanc - Paul Bérenger ont sûrement joué un rôle dans la victoire en 2005 de «lAlliance sociale» emmenée par le travailliste Navin Ramgoolam, incarnation, aux yeux de certains de ses adversaires, de la communauté et des intérêts hindous. Claude Calvini et Eve Mari-Combeau, dans leur excellent article consacré au sport, évoquent les incidents révélateurs de résurgences «communalistes» qui ponctuent la vie sportive depuis les années 1980. On aurait pu sattendre à ce que larticle de Prosper Eve retraçant lhistoire de Maurice aborde les enjeux de mémoire dans une société qui redécouvre son passé esclavagiste et engagiste ; or les sources et lhistoriographie mobilisés par lhistorien ne permettent pas de mettre à la disposition du lecteur les avancées de la recherche historique mauricienne à ce sujet (la bibliographie, bien trop datée, omet de citer les historiens marquants de ces dernières années, dont lemblématique Vijaya Teelock
).
Malgré ces dernières remarques, les lecteurs trouveront dans le recueil dirigé par Jean-Michel Jauze de quoi nourrir leur connaissance dune île qui a bien autre chose à offrir que le spectacle de ses plages «de rêve».
Philippe Retailleau ( Mis en ligne le 02/12/2008 ) Imprimer | | |
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