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Histoire & Sciences sociales -> Géopolitique |
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Quand j’entends le mot ''culture''… | | | Jens-Martin Eriksen Frederik Stjernfelt Les Pièges de la culture - Les contradictions démocratiques du multiculturalisme Métis Presses 2012 / 25,36 € - 166.11 ffr. / 394 pages ISBN : 978-2-940406-47-0 FORMAT : 14,0 cm × 21,0 cm Imprimer
Bien que la sortie de sa traduction en français remonte à mars 2012, il y a eu peu de débats autour de létude des deux Danois Jens-Martin Eriksen et Frederik Stjernfelt consacrée à ce quils dénomment «les pièges de la culture». Il sy trouve pourtant de quoi nourrir le feu des controverses parmi la cohorte dintervenants médiatico-intellectuels dont le cheval de bataille demeure les rapports entre lOccident et lAutre, le forcément problématique Autre
Un essai à part entière ? Plutôt une suite détudes, incitant à sinterroger, par le biais déclairages plurivoques, sur un même thème : la difficulté de notre société à gérer les paradoxes inhérents au multiculturalisme quelle prône tout en en éprouvant les effets plus souvent dévastateurs que réellement constructifs.
Lensemble est composite. Après une brève introduction, nous plongeons dans lévocation dun pays, en loccurrence la Malaisie, à travers des témoignages et des entretiens avec une série de ressortissants qui disent tout leur
malaise, justement, à appartenir à un État qui, sous des oripeaux démocratiques, fonctionne comme une dystopie orwellienne. Où lon apprend que lexercice du pouvoir y repose sur une pratique du multiculturalisme savérant au final aussi contraignante que la coercition de nimporte quelle dictature commune. Sensuit sans transition une approche plus théorique du «multiculturalisme», avec en amont une définition de sa composante nucléaire, la «culture», selon divers penseurs américains ou français du XXe siècle. Le propos se resserre à nouveau, avec une analyse sémiotique rigoureuse de la polémique des caricatures de Mahomet, pour se décliner en «interventions» sur un ton plus pamphlétaire, et où sont décrits les divers avatars de légarement de la société multiculturelle contemporaine. Enfin, une chronologie de «la liberté religieuse contre la liberté dexpression» parachève lédifice par une énumération de faits selon un choix clairement orienté.
Davoir ainsi osé la disparité des genres, cumulée à lécriture à quatre mains, les auteurs ont pris le risque de linégalité qualitative. Et cest en effet un sentiment mitigé qui envahira le lecteur, du moins celui qui est non acquis par avance aux conclusions de plus en plus radicales vers lesquelles sacheminent Eriksen et Stjernfelt. Car, sous couvert de nous fournir une étude sur la notion de «multiculturalisme», qui mérite très amplement la critique, lécrivain (Eriksen) et luniversitaire (Stjernfelt) nont fait quapporter de leau au moulin à paroles de lislamophobie endémique et de lhuile au moteur de la réaction viscérale, irréfléchie, que sous-tend lidée de «choc des civilisations».
Autant le dire demblée, la partie la plus convaincante de ce livre, et qui aurait pu en somme en être extraite et publiée de façon autonome, est la deuxième, où en cent pages particulièrement documentées se voit analysé le glissement «du culturalisme au multiculturalisme». Les auteurs y expliquent à quel point lapport souvent perçu comme positif des anthropologues dans le sillage de Franz Boas a en réalité inspiré une vision différentialiste des cultures. Ces entités sont désormais envisagées en tant que touts organiques, dotées de droits inaliénables et dun psychisme collectif propre, et donc considérées comme dignes de succéder aux défuntes notions de «race» et de «nationalisme» définitivement discréditées au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. À partir notamment de Ruth Benedict simpose le constat que «cest désormais un axiome ontologique que les cultures sont radicalement différentes (il ne sagit plus simplement dun axiome méthodologique qui contraint le chercheur à examiner les cultures de façon neutre pour éviter de se rendre aveugle aux éventuelles différences entre ces cultures.)». La «culture» serait donc devenue, de coextensive à la personnalité, fondatrice même des déterminations de lêtre né en son sein.
Autre corollaire de cette conception : le paradoxe de la tolérance imposée. Le principe selon lequel toutes les cultures se valent est une vérité que sest révélée lOccident et qui tend à être appliquée à toutes les autres cultures
sauf à lOccident lui-même, toujours porté à dénigrer son rôle de moteur historique selon la logique du «fardeau de lhomme blanc» et saccusant de tous les maux envers les peuples quil subjugua, notamment via le colonialisme. La démarche relativiste, qui prêche en faveur du respect de chaque culture en tant que telle, se mène dès lors en excluant son principal instigateur, lOccident, enclin à plutôt sauto-flageller.
Eriksen et Stjernfelt identifient dans la conjonction de ces deux tendances (essentialisation du fait culturel et relativisme) la base dun culturalisme hard qui a pour particularité de se situer des deux côtés de léventail idéologique : «[
] un culturalisme de droite sous forme de nationalisme et de fascisme, et [
] un culturalisme de gauche fondé sur la défense des peuples apatrides, les minorités et les anciennes colonies. La seule différence est que le premier parle de cultures, de nations et dÉtats alors que le second parle de cultures, de peuples et de communautés ; mais le faisceau de concepts culturels et anti-individualistes demeure exactement le même dun culturalisme à lautre». Ces deux orientations, à souche commune, se retrouvent dune part dans la politique à visée progressiste et axée sur la diversité dont veillent à lapplication des organisations internationales telles lONU et lUNESCO, et dautre part dans les vives critiques à lencontre des «forces homogénéisantes inhérentes à la globalisation» formulées par un Claude Lévi-Strauss. Ce dernier est présenté comme le représentant dune variante archi-conservatrice du multiculturalisme, «lethnoculturalisme».
Sinscrivant dans une perspective que lon sent purement libérale et défenderesse de lintégrité de lindividu, les auteurs se livrent à un brillant démontage des arguments culturalistes hard, puis à la mise en évidence des apories de lidéologie multiculturaliste, en permanence tiraillée par le dilemme entre identité individuelle et droits collectifs. Au cur de cette dynamique, la place délicate du citoyen sesquisse et se brouille aussitôt, tant lécheveau semble inextricable. Tout ce volet est indéniablement passionnant, jusque dans le développement concernant un penseur fort peu connu dans le domaine francophone, Will Kymlicka, tenant pour sa part dun multiculturalisme libéral et qui sest penché sur les groupes (minorités, ethnies, etc.) dont les pratiques et les principes étaient contraires à ceux de la société dans laquelle ils sont censés sintégrer.
Il serait plus aisé de débattre de tout ce qui vient dêtre expliqué si louvrage se bornait à ce cadre général, dont les prolongements sont multiples, infinis. Hélas, dès le troisième chapitre, le discours prend une orientation monofocale fort dérangeante ; non pas parce quil amène la question sur le terrain de lextrémisme islamique, mais justement parce quil paraît se cantonner à cette dimension exclusive. Lappauvrissement de la réflexion ainsi que les enjeux idéologiques sous-jacents de la publication se révèlent alors, en pleine clarté.
Certes, lanalyse sémiotique des caricatures de Mahomet qui mirent le feu aux poudres dune polémique violente en 2006 au Danemark dabord, puis en Europe et dans le monde est dune rigueur théorique impeccable, tellement bien servie par larsenal rhétorique du jargon universitaire («métaphore» vs «métonymie» en tête) quon se croirait dans un article du Groupe µ remontant aux années 70. Mais la démonstration cède bientôt le pas à une défense partisane dun idéal de liberté dexpression, qui sort du cadre objectif, scientifique, défini au début. Elle tend à situer cette nouvelle «querelle des icônes» dans un vaste mouvement de recul, historiquement datable : «La pression contre la liberté dexpression telle quelle sest développée dans les décennies autour de lan 2000 constitue un courant historique sui generis, tout comme les Lumières au 18e siècle ou lessor du fascisme dans lentre-deux-guerres, ou encore le mouvement soixante-huitard. À y voir de plus près, de tels courants sont composés par un grand nombre de forces hétérogènes : les actions individuelles, les organisations, voire la politique officielle de plusieurs États, peuvent en faire partie, sans que tous ces constituants soient pour autant coordonnés. On peut simplement constater que cette pression contre la liberté dexpression va en augmentant depuis plus de vingt ans».
Eriksen et Stjernfelt étaient aux aguets en 2006 : ils ont décortiqué toute la presse et visionné tous les reportages relatifs à lhistoire du Prophète dessiné avec une bombe dans le turban, ils ont vécu dans la douleur ce trauma dopinion ; mais à quoi sintéressaient-ils un certain 11 septembre 2001 ? Cet événement nest évoqué quune seule fois dans les quatre-cents pages de leur livre et pourtant Dieu (ou Allah) sait à quel point ce moment-clé reconfigura, aux yeux du grand public tout comme sur un plan géostratégique mondial, les aires civilisationnelles en présence, quelque dix ans après la chute du bloc communiste. Faire lellipse de cette charnière pour nenvisager quun obscurantisme galopant depuis vingt ans et piétinant aveuglément les forces de la Liberté et des Lumières, nest-ce pas faire limpasse sur un point crucial dans le processus de reconstruction de limage de lennemi amorcé par lOccident après la Chute du Mur ?
Parlons-en dailleurs, de ce portrait-robot
Tout le chapitre «La protection contre la diffamation» se veut un vibrant plaidoyer en faveur de la liberté des journalistes et dessinateurs de presse (comme si ces gens, de par leur fonction, avaient en soi quelque chose de profond et de pertinent à exprimer). La conclusion que tirent les auteurs va très loin dans ses implications : «On peut affirmer [
] que le fait même de devenir la cible de la satire montre que ces groupes sociaux [= certaines communautés religieuses] sont traités sur un pied dégalité avec tous les autres groupes de cette société ; des groupes qui, eux aussi, sont des cibles naturelles et légitimes de toutes sortes de moqueries. Les caricatures participent ainsi bien plus à lintégration de ces groupes dans le débat public quà leur exclusion». Largument est quelque peu fallacieux : cela reviendrait à soutenir devant un Maghrébin refusé à lentrée dune discothèque quil doit sestimer heureux davoir droit au délit de sale gueule. On attend quune gazette danoise lance le concours du dessin le plus désopilant à propos des jeux paralympiques ou de la Gay pride, puis on verra à quels déchainements passionnels aboutira la réception saine et décontractée de ces caricatures
Quiconque conservant un brin de lucidité et qui a jadis tenu en mains le numéro de Charlie Hebdo consacré au déchaînement anti-barbus na pas pu ressentir une nausée venue de loin face au monothématisme débilitant qui sy étalait. Pour le coup, la sainte liberté dexpression, portée au pinacle par Eriksen et Stjernfelt, avait commis le pire des péchés qui fût : non pas latteinte à une religion, non pas la diffamation à légard dune communauté, non pas le blasphème vis-à-vis dune figure religieuse, mais le confusionnisme, qui est la plus éminente preuve de bêtise de notre époque, et semble désormais son unique ressort réflexif.
Oui les mouvements extrémistes existent, oui ils sont dangereux et en apportent la preuve au quotidien, oui il faut les combattre pied à pied ; mais sûrement pas en écrivant des livres qui, sous des allures dérudition, en finissent par servir un brouet bon pour le café du commerce. On laissera le lecteur se balader dans le rayon «Interventions» et faire son marché de manteaux de certitudes à doublure de paranoïa. On y relèvera juste cette douceur, à savourer entre amis laïques, au terme dun apéritif saucisson-vin rouge : «Comment des gens nayant jamais goûté la cuisine arabe pourraient-ils savoir quelle nest pas effrayante du tout ? [
] les réserves que lon peut éprouver contre la charia, loppression de la liberté dexpression et la politique totalitaire islamiste semblent sêtre assimilées à un rejet de la culture arabe en général, y compris la gastronomie arabe. Lorsquon aura goûté aux délicieux fallafels et kebabs, on aura fait un premier pas vers lacceptation des fascinants exotismes de la culture étrangère». Passer de lanalyse bourdieusienne au Petit Futé en lespace de soixante pages, la transition est rude.
Il restera à lesprit non encore hypnotisé à prendre connaissance de lédifiante chronologie «La pression religieuse contre la liberté dexpression». Sur les quelques trois-cents faits y recensés (appel à la fatwa, censure, interdiction, procès, menaces verbales, violences physiques, etc.), vingt-six sont dus à des catholiques fanatiques, quatre à des Hindous durs, trois à des sectes hargneuses et un seul à des Israéliens mécontents des déclarations subversives dun joueur de foot. Le reste, cest tout la faute aux fils dAllah. Une pondération éloquente.
Enfin, que penser de lappel qui conclut lopus, «À bas la culture !» ? Si encore on avait utilisé les mots «culturalisme» ou «multiculturalisme», mais non, cest bien celui de «culture» qui est honni. Rappelons au passage que Eriksen est romancier (et pour lanecdote quil bénéficie à vie dune bourse octroyée par lÉtat danois pour poursuivre, dans le confort requis, ses activités scripturales) et que Stjernfelt est professeur duniversité, distingué par de nombreuses Académies. Et ces deux sommités finissent par parler de leur gagne-pain dans des termes pas très éloignés de ceux dun Baldur von Schirach ! Allons, allons
Un livre sécable, donc, modulable à souhait, dont on tirera autant denseignements que de poussées durticaire et qui prête à réfléchir, davantage que sur son sujet, sur ce quont réellement à dire les intellectuels des grands problèmes contemporains.
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 25/09/2012 ) Imprimer | | |
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