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Roland, François, Helmut et les autres | | | Entretien avec Roland Dumas - (Politiquement incorrect. Secrets d'Etat et autres confidences. Carnets 1984-2014, Le Cherche Midi, Janvier 2015)
- Roland Dumas, Politiquement incorrect. Secrets d'Etat et autres confidences. Carnets 1984-2014, Le Cherche Midi, Janvier 2015, 677 p., 19,50 , ISBN : 978-2-7491-3608-0 Imprimer
M. Roland Dumas nous reçoit très courtoisement dans son cabinet de lÎle Saint Louis quil appelle avec humour sa «thébaïde», pour parler de son dernier livre. Il exprime quelques sentiments sur lactualité en relation avec son propre parcours politique et sur la base de son expérience de ministre des affaires étrangères de François Mitterrand.
Parutions.com : Un fil directeur de votre ouvrage est la politique européenne, la préparation de lUnion Européenne et de lEuro avec le traité de Maastricht. Ce sujet retrouve aujourdhui une certaine actualité avec «la crise grecque». Quen pensez-vous ?
Roland Dumas : Un des axes de mon action comme ministre a été en effet la politique européenne. Jai dailleurs été nommé par François Mitterrand dabord ministre des affaires européennes en 1983 avant de devenir aussi ministre des affaires étrangères : mais le dossier européen est resté central dans mes attributions ; on peut même dire que ma nomination à ces postes symbolisait à lépoque limportance de la question européenne dans la politique de la France. Quand jai signé le traité de Maastricht avec le ministre des finances dalors Pierre Bérégovoy, François Mitterrand me dit : «Vous rendez-vous bien compte de ce que vous avez signé ?». Jen fus un peu étonné, car jai en effet lhabitude de lire ce que je signe, a fortiori si je suis ministre ! Il voulait dire en fait : «Réalisez-vous bien que ce que vous venez de signer au nom de la France est aussi important que le traité de Rome ?». Et il avait raison ! Nous sommes entrés alors dans une nouvelle étape de la construction européenne et on a fait lEurope depuis lors autour de la monnaie commune, et même «unique» ! A ce moment, beaucoup on dit : «Attention ! Il ne faut pas sacrifier la monnaie» du fait de sa signification étatique. Les nationalistes étaient très inquiets. Evidemment aujourdhui la politique européenne relève en grande partie de la routine à Bruxelles et lEuro tient lEurope !
Parutions.com : A lépoque, certains à droite (Marie-France Garaud, Philippe Séguin et dautres) comme à gauche (Jean-Pierre Chevènement par exemple) ont présenté ce traité comme un pas vers le fédéralisme. Mais certains partisans du traité niaient cette interprétation, disant même, comme Simone Veil, quon avait justement renoncé à ce projet en signant le traité ! Or force est de constater que nous transférons de plus en plus de pouvoirs nationaux étatiques à lUnion ; notre législation transpose de plus en plus le droit européen et notre parlement est largement une chambre denregistrement ; et on nous dit que cest irréversible, sauf à vouloir une catastrophe sans précédent. Une partie des débats sur lUnion européenne ne procède-t-elle pas de cette ambiguïté fondamentale, jamais levée ? Comme si les fédéralistes avaient honte davouer leur but véritable et la finalité ultime des traités européens, alimentant ainsi lidée de manuvres cachées, dune sorte de «complot». Quen pensez-vous ?
Roland Dumas : Le traité sinscrivait en effet dans la logique des Pères fondateurs de la construction européenne après-guerre, celle des «petits pas» dabord dans le domaine économique, créant une solidarité croissante entre les Etats européens ; il sagissait de désamorcer les craintes des nationalistes de lépoque, sans renoncer à des coopérations utiles et à opérer un rapprochement qui lèverait les angoisses. Avec Maastricht, on passait du grand marché commun à la question monétaire, très sensible. Ce nétait plus une monnaie comptable pour spécialistes (lECU), mais la monnaie unique dune Union européenne, qui avait aussi des projets politiques communs. Le traité portait une construction de longue durée «à vocation fédérale» : cest ce que javais dit dailleurs explicitement devant les députés à lAssemblée nationale à lépoque, dune formule qui avait choqué les gaullistes attachés à lidée de souveraineté nationale et hostiles au fédéralisme ; un député ami de cette tendance mavait reproché de provoquer ses collègues en utilisant ce terme un peu tabou et de rendre plus difficile leur vote en faveur du traité ; et en effet les gaullistes se sont alors divisés au moment du référendum. Mais cette allusion au fédéralisme, je lavais mise intentionnellement dans mon discours pour faire progresser lidée et je note que peu à peu on en parle plus calmement sans sinsulter. Jean-Pierre Chevènement est un vieil ami et nous continuons de discuter sur ce sujet.
Parutions.com : Depuis vingt ans, des politiciens et des économistes critiquent cette monnaie unique et voient dans la crise actuelle la preuve quelle nest ni utile ni viable à terme.
Roland Dumas : La crise de lEuro montre que malgré tout cette monnaie tient bon. Certes il faudrait un gouvernement économique de la Zone Euro ! Mais Bérégovoy et moi, avec le soutien de Mitterrand, nous avions insisté déjà à cette époque sur lidée que lunification monétaire devait aller de pair avec une politique économique commune pour créer un espace plus homogène. Un passage du traité mentionne cela. Mais on a fait passer la monnaie avant léconomie, doù les problèmes de la Grèce, dont léconomie navait pas été préparée sérieusement à ladhésion à la Zone Euro. LEuro malgré tout a résisté, car la crise actuelle nétait pas telle quelle pouvait ébranler lEuro-Zone. Il y a une crise et il y en aura dautres, cest normal : pensez au temps quil a fallu pour créer la France ! La monnaie reste le ferment. Et il faut rendre cette justice aux Allemands quils sont très attentifs à la stabilité monétaire : ce sentiment est très sincère chez eux, ils ont été traumatisés par le Mark faible des années vingt et de la crise de 1929, qui a mis Hitler au pouvoir.
Parutions.com : A propos de construction politique de lEurope, la politique étrangère européenne vous semble-t-elle satisfaisante ?
Roland Dumas : LUnion européenne devrait promouvoir une force européenne qui ne soit pas forcément alignée sur la politique des Etats-Unis. Cest ça lidée européenne telle que je la vois. Sinon, à quoi bon réunir nos forces entre Etats de ce continent ? Cest dailleurs un autre sujet sensible avec nos amis allemands : ils ont été jusquà aujourdhui et restent encore intransigeants sur le principe que la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) européenne doit se faire dans le cadre de lOTAN. Ce qui pose pourtant la question de lindépendance de cette politique. Il faut comprendre que les Allemands sont profondément reconnaissants envers les Etats-Unis du fait de la protection de ces derniers durant Guerre Froide. Aujourdhui ce lien avec lOTAN pose un problème de fond, par exemple dans nos rapports avec la Fédération de Russie. Dautant plus que certains pays en Europe de lEst lui sont hostiles et oublient trop vite le rôle quelle a joué dans la défaite du nazisme au cours de la Seconde Guerre mondiale et le prix quelle a payé : je fais partie, quant à moi, de ceux qui ne loublient pas. Même si lEurope de lEst a mal vécu la Guerre Froide et en conserve une grande méfiance envers la Russie, elle a été libérée aussi du nazisme par les Soviétiques. Les Etats-Unis nont pas gagné la guerre seuls ! Nous devons avoir des rapports constructifs avec ce grand pays auquel nous sommes historiquement liés depuis des siècles. Les Russes sont dailleurs souvent francophiles et pour beaucoup francophones. Cest une relation à cultiver avec lattention quelle mérite : pour ma part, jaime voyager dans ce pays. La culture et lhistoire russes mintéressent dailleurs depuis longtemps : le russe est une des langues étrangères que je parle. Cela métait utile quand jétais ministre. Sur ladhésion turque, je suis neutre : elle pose des problèmes, mais pas spécialement dordre démographique ; lessentiel, selon moi, est quelle se décide entre Européens, et se réalise éventuellement mais dans de bonnes conditions, et pas sous la pression des Etats-Unis ! Et puis il y a le rôle que nous devrions avoir au Proche-Orient !
Parutions.com : Laxe franco-allemand a été et reste lélément central de la construction européenne. Du temps où vous étiez au pouvoir, la relation Mitterrand Kohl symbolisait cette entente au sommet et vous parlez souvent de votre relation avec votre homologue de lépoque M. Genscher.
Roland Dumas : Je reste très ami avec Hans-Dietrich Genscher et cette amitié a joué un rôle dans lévolution de mes sentiments personnels à légard de lAllemagne. Les gens ont oublié que ce nétait pas facile pour ma génération. Ma relation avec lAllemagne date de mon entrée en sixième. Cétait lEntre-deux-guerres. Mon père voulait que jétudie lallemand parce que cétait la langue de lennemi. Aujourdhui ça nous semble idiot. Mais cétait vrai à cette époque et donc cétait intelligent de voir les choses ainsi. Cétait avant 1933, mais la volonté de rapprochement dAristide Briand avait échoué et navait pas changé les esprits. La réconciliation franco-allemande sest imposée difficilement après la Seconde guerre mondiale. Jétais le premier de ma classe dans cette langue ; et puis, en 1940, les Alsaciens sont arrivés en Limousin et jai perdu mon rang de premier, je suis passé deuxième ou troisième. Evidemment lAllemagne à cette époque, cétait loccupant et même si on ne le confondait pas tout à fait avec le nazisme, on était très anti-allemand. On ne se rendait pas compte que pour une partie des Allemands aussi, lhitlérisme avait été une épreuve très dure.
Cest mon ami le ministre Hans Dietrich Genscher qui ma dit cela un jour : «Le nazisme reste un traumatisme pour les Allemands, ils portent ça comme une sorte de croix encore aujourdhui, non seulement parce que les autres leur reparlent sans cesse du nazisme, mais aussi parce quils en ont honte pour leur pays et en tous cas en ont horreur eux-mêmes». Les Français et les Limousins en particulier, après la guerre, étaient donc très anti-allemands : la réconciliation était inconcevable entre 1945 et 1960. On la bien vu au moment du projet de communauté européenne de défense (CED) en 1954-55 : les gaullistes par nationalisme et les communistes étaient très virulents, mais ce nétaient pas les seuls. Quand jai fait ma première campagne électorale en 1956, cétait encore dans lair. Le candidat qui aurait prôné la réconciliation aurait été battu ! Jai été élu dans la circonscription dOradour-sur-Glane : un discours de réconciliation ne pouvait pas passer ; si on visite le lieu, on est encore horrifié de ce quon voit, cette église aux murs noircis sans toit où des gens ont été brûlés. Jai été moi-même très longtemps anti-allemand. Evidemment javais été profondément marqué par la mort de mon père, un chef de la Résistance qui avait été fusillé. On ne peut pas dire que javais la réconciliation dans la tête !
Et puis un jour, Mendès ou Mitterrand ma dit : «Eh bien, vous avez tort ! Vous devriez mettre ça au service de quelque chose de plus solide !» Cétait paradoxal, en apparence, car à cette époque cétait la guerre qui était solide : il y en avait eu trois ! Et on avait lidée que les Allemands étaient des gens qui ne changeaient pas. Mais ces hommes dEtat avaient raison. Si vraiment on représente, par son action de résistant et les drames de sa famille, le combat avec une certaine politique allemande, pourquoi ne pas mettre ça au service de lidée de la réconciliation et même de la réunification allemande après la Guerre Froide ? Cest ce que jai fait : une réconciliation personnelle et politique difficile. Jai même agi comme ministre pour une coopération militaire ! Dans les années 60, Mitterrand mavait convaincu que la construction européenne autour de laxe franco-allemand serait «la grande affaire de notre génération». Cest dans cet esprit que je suis devenu plus tard ministre des affaires européennes puis étrangères. Aujourdhui on voit des retours de flamme du sentiment anti-allemand du fait de la réussite de notre voisin, qui inquiète beaucoup de gens. Et indéniablement lAllemagne est une force qui compte en Europe, notamment sur le plan économique. Je le vérifie chaque fois que je visite ce pays où je donne parfois des conférences. Evidemment il faut réfléchir aux choses avec recul et mesure, en évitant le nationalisme exacerbé contre lAllemagne, en tenant compte aussi des sentiments démocratiques et européens de la jeunesse allemande.
Parutions.com : Et que faites-vous aujourdhui quand vous nécrivez pas vos livres ?
Roland Dumas : Je lis beaucoup les autres ! Et je voyage pour le plaisir dapprendre et de découvrir encore et toujours ; je donne aussi des conférences pour transmettre mon expérience. Jétais récemment en Suisse et en Allemagne, je repars bientôt en Russie. Le monde me passionne et quand jétais aux affaires étrangères, je ne moccupais pas que dEurope ! Mais je suis attentif aux affaires du continent. LEurope est un pari : se faire confiance pour être capables de dépasser ensemble pacifiquement les tensions et ainsi mettre fin aux anciens conflits. Elle pose des problèmes psychologiques très sensibles, il faut trouver les mots pour se parler avec franchise, mais sans se froisser entre partenaires, en tenant compte de lHistoire des uns et des autres. En ma qualité dancien acteur de la construction européenne, jessaie de trouver les mots qui peuvent faire réfléchir utilement mes auditeurs, sans manquer à mes devoirs dancien ministre !
Propos reccueillis le 24 Juillet 2015 par Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 14/10/2015 ) Imprimer
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