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Histoire & Sciences sociales -> Géopolitique |
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Poutine et le positionnement de la Russie dans le monde actuel | | | Bruno Drweski La Nouvelle Russie est-elle de droite ou de gauche ? Delga 2016 / 9 € - 58.95 ffr. ISBN : 978-2915854923 FORMAT : 14,0 cm × 21,0 cm Imprimer
Alors que léclatement de lURSS semblait devoir entraîner une normalisation des rapports entre occident euro-américain et nouvelle Russie (et avec le bloc plus restreint de la Communauté des Etats Indépendants quelle forma rapidement autour delle), force est de constater que la Russie est très vite redevenue un sujet dinquiétude et de critiques sévères de la part des dirigeants politiques, des faiseurs dopinion et des mass media des Etats-Unis et de lUnion européenne.
Après une parenthèse «eltsinienne» peu glorieuse sur le plan international (symbolisée par un président alcoolique et sa famille corrompue) et marquée par de graves problèmes sociaux, mais considérée comme un moment démocratique et libéral porteur despoirs selon les media occidentaux, la Russie a opéré depuis quinze ans un virage conservateur sur le plan moral et autoritaire sur le plan politique, sous légide dun chef politique très identifiable, bien quil ait occupé alternativement les fonctions de numéro 1 et de numéro 2 du régime. Chacun aura compris que la périphrase désigne Vladimir Poutine, tant son nom est associé à la Russie contemporaine pour le meilleur ou pour le pire. Or le moins quon puisse dire est que sa figure ne suscite pas la sympathie de la grande majorité de nos décideurs et journalistes et que la Russie, quil dirige et où il bénéficie dune indéniable popularité et dune légitimité démocratique peu contestable, nous est présentée presque exclusivement comme une puissance agressive source de menace et comme un modèle économique et socio-politique contraire aux saines valeurs libérales.
Comment expliquer quun pays sortant de presque 75 ans de communisme renonce si vite aux joies de la démocratie authentique et se jette dans les bras dune sorte de dictateur ? Comment comprendre cette reprise de la tension, alors quon nous prédisait un nouvel ordre mondial pacifié dans le cadre de lONU sous légide des Etats-Unis, vainqueurs de la Guerre Froide et modèle démocratique absolu ? On peut évidemment sen tenir à des explications convenues sur la mentalité profonde des Russes abrutis par des siècles de tsarisme poursuivis par le «totalitarisme» et retombant dans des ornières presque «naturelles». Mais ce discours échappe difficilement à un essentialisme déterministe proche du racisme (voir à ce sujet Robert Charvin, Faut-il détester la Russie ?, paru à InvestigAction, 2016), sauf si on explique quelles circonstances ont empêché les Russes de voir les avantages du modèle occidental quon leur proposait et pourquoi lOccident a si vite perdu son image de paradis démocratique et de voisin pacifique.
Malgré les analogies faciles appliquées à la Russie poutinienne, cette dernière nest pas lURSS ni le tsarisme davant 14, mais un pays certainement marqué par ces héritages et qui sest inventé une nouvelle synthèse créatrice de ces héritages, réinterprétés sélectivement. Une Russie capitaliste mais aussi étatiste, avec des noyaux durs et des patrons amis du pouvoir, mais qui a éliminé des oligarques ambitieux au scandale de loccident ! Une Russie patriotique et soucieuse de sa grandeur, annexant la Crimée et semblant violer le droit international, mais considérée par certains à gauche ou à droite comme un pôle déquilibre et un contre-pouvoir face aux Etats-Unis, comme son alliance avec la Chine et les puissances émergentes des BRICS semble contre-balancer lOTAN et jouer un rôle objectivement anti-impérialiste ! La nouvelle Russie est-elle alors impérialiste ou anti-impérialiste ? De droite ou de gauche ?Nnationaliste ou internationaliste ? En quête dhégémonie ou déquilibre multipolaire ?
Telles sont les questions que tentent de démêler et de résoudre Bruno Drweski dans ce petit livre clair et stimulant qui se lit rapidement. En marxiste, il articule lintérieur (le socio-économique, la complexité multi-ethnique, le religieux et le politique interne) avec lextérieur (les relations internationales, la géopolitique), mais aussi les héritages historiques, la dimension spatiale, leurs poids et leurs contraintes, et les intérêts et valeurs du présent, sources des décisions politiques pesées de léquipe dirigeante, dont Poutine est certes le leader, mais un leader appuyé sur une base sociale. Les analyses léninistes des années 20 sur la Chine nationaliste du Guomindang retrouvent leur utilité : une bourgeoisie nationale peut être objectivement proche du progressisme de gauche et même du marxisme, et alliée à lui du seul fait que sous la pression impérialiste et néocolonialiste occidentale, son projet étatique dindépendance implique un positionnement anti-hégémonique à linternational et une unité nationale-populaire à lintérieur. Cette analogie ne peut-elle sappliquer à la situation russe et aux mouvements de lalter-mondialisme de gauche à un siècle de distance ?
Ainsi le maintien durable de Poutine au pouvoir ne peut-il sexpliquer seulement par son passé au KGB et à son contrôle des mass media, mais repose sur un habile positionnement politique intérieur, réaliste, équilibré, tenant compte des rapports entre classes dune part, et entre peuples et ethnies ou religions (notamment avec le judaïsme et lislam), de l'autre. De même les oligarques idéalisés en Occident nétaient-ils pas une forme de la grande bourgeoisie parvenue cynique et corrompue, menaçant toute reconstruction de lEtat fort indispensable à lunité de la Russie et donc des agents «compradores» objectivement voire subjectivement alliés à des puissances étrangères cherchant à affaiblir définitivement lEtat russe ? Il est bien clair que les grands patrons sont proches du pouvoir, mais notre idéologie capitaliste peut-elle critiquer chez Poutine les noyaux durs dans les secteurs-clés de lindépendance nationale que le gaullisme trouvait incontournables ? Pouvait-on privatiser léconomie en la livrant à des intérêts étrangers au risque de transformer la Russie en pays sous-développé et économie dirigée de létranger ? Il faut être loyal et cohérent dans nos critiques. En fait les élites politico-économiques de lOccident demandent à la Russie de se laisser piller et de se vendre à la bourse anglo-saxonne. La réponse de la Russie («Poutine» !) ne nous a pas plu. Mais est-elle autre chose quun instinct de survie et une réaction de fierté de la part dun peuple ?
Sil y a bien un nouveau patriotisme russe avec un noyau slave et orthodoxe indéniable, il intègre dans la suite de la longue tradition impériale la complexité culturelle et multiethnique qui permet de distinguer citoyenneté et nationalité. Ce qui fournit au régime une idéologie souple et ouverte aux problèmes du monde et des espaces culturels et géopolitiques variés de lEurasie dont la Russie maîtrise les problématiques de lintérieur. Il est pour la même raison de lintérêt bien compris de la Russie de refuser le choc des civilisations qui menacerait sa propre cohérence ! Lexpérience de la thérapie de choc, la cure imposée au pays sous Eltsine pour y fonder une économie capitaliste et une société «moderne» et «normale», expérience dure stoppée par Poutine, fait aussi de la Russie avec ses valeurs de solidarité (héritées de lorthodoxie et du communisme) un foyer de refus du néolibéralisme individualiste et nihiliste avec son fétichisme de largent et de la marchandise. Finalement, nest-ce pas après le modèle rhénan, le modèle moscovien paternaliste du capitalisme social ?
Antifasciste et rétive à lantisémitisme depuis les révolutions du début du 20ème siècle et la Grande Guerre Patriotique, méfiante en raison de son histoire même envers le racisme et lintolérance religieuse, mêlant éléments communistes russifiés et idée impériale eurasiatique, à la fois étatiste et capitaliste, cristallisant divers éléments de son patrimoine selon ses propres nécessités, la Russie a opéré une mue historique, redevenant un acteur international, avec un positionnement original et des ambitions réelles mais réduites par rapport à lépoque soviétique. Sa politique relevant à la fois du réalisme international et de lintérêt bien compris à différentes échelles a ses opportunismes et ses contradictions ou ses tensions, mais présente un indéniable intérêt pour un rééquilibre du monde.
Ambiguë, parfois égoïste comme tout Etat, soucieuse de sa sécurité et de son indépendance, mais consciente de ses limites et plus sage quon ne dit, la Russie ne doit pas être idéalisée mais doit dabord être comprise loyalement et sérieusement et ne mérite pas la diabolisation dont elle fait trop souvent lobjet.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 17/06/2016 ) Imprimer
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