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Histoire & Sciences sociales -> Géopolitique |
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Illusions du progrès et choc des civilisations | | | Georges Corm La Question religieuse au XXIe siècle - Géopolitique et crise de la postmodernité La Découverte - Poche 2007 / 9 € - 58.95 ffr. / 214 pages ISBN : 978-2-7071-5285-5 FORMAT : 12,5cm x 19,0cm
Première publication en janvier 2006 (La Découverte).
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
La compétence de Georges Corm comme politologue et analyste du monde contemporain nest pas discutée. Economiste et historien, ancien ministre de léconomie du Liban, il est actuellement consultant auprès de divers organismes internationaux et professeur duniversité. Ses ouvrages sur le monde arabe sont bien connus et reconnus, mais on lui doit aussi des synthèses informées et originales de létat du monde telle que Le Nouveau Désordre économique mondial (1993) sur la mondialisation libérale après la Guerre froide ou Orient-Occident, la fracture imaginaire (2002, réédition poche 2004). Ce dernier titre en fait un des meilleurs spécialistes francophones de lévolution des rapports entre monde arabo-musulman et occident capitaliste libéral dans les dernières décennies. Cette question dont lactualité ne sera guère discutée quoiquon pense du fond de laffaire, devait le mener à approfondir sa réflexion sur le terrain de lhistoire et de lanthropologie des rapports politique/religion, car cest de ce point de vue quon donne sa juste perspective à un thème qui nest que trop sujet aux réactions passionnelles et aux exploitations polémiques.
Ce livre très riche (voir notamment son excellente bibliographie) et clair, mais dominé par la densité de la réflexion, est difficile à résumer. Le mieux, semble-t-il, est de présenter les articulations de son raisonnement en suivant la table des matières. En introduction, lauteur se demande comment le «phénomène religieux» sest emparé des préoccupations du monde. Car il y a trente ans, la sécularisation définitive semblait bien avancée et inexorable. Entre temps, de «nouveaux décors du monde» apparaissent : «identités, racines, mémoires» avec pour point commun la place du religieux dans la définition des individus et des communautés. Est-ce plutôt la «fin du politique ou la mainmise du politique sur le religieux ?» Le lien semble en tous cas évident entre «néo-conservatisme et retour du religieux».
Le chapitre 2, «lavènement de la nation et les mutations des systèmes de formation de lidentité», étudie le passage de la nation provinciale (les nations composant lancienne France par exemple) à la nation souveraine et mystique (celle des théories monarchiques et républicaines de la souveraineté) ; puis lorganisation de lidentité (du culte des ancêtres au nationalisme moderne) ; limportance des lieux de la mémoire religieuse ; le rôle ambivalent du monothéisme dans la formation de lOccident. «Colonialisme et instrumentalisation des minorités nationales au Proche Orient» donne à voir les identités actuelles du tiers-monde ou du «Sud» post-colonial dans linteraction de données ethno-culturelles locales, didéologie européenne de construction de la nation et de stratégies de division de lOccident. Cest quil y a eu «Circulation du nationalisme européen hors dEurope» dans le mouvement de libération progressiste, mais aussi «instrumentalisation de la religion» dans le passage «du colonialisme à la guerre froide». Soulignant le rôle historique de la médiatisation de lidentité juive et israëlienne après 1945 dans son ambiguïté devant la religion (sionisme athée revendiquant la terre dIsraël au nom de la Bible), Corm développe la thèse de «la mémoire de lHolocauste, acte fondateur du retour du religieux».
Le chapitre 3, «Archéologie des violences modernes : les guerres de religion en Europe», revient sur lexpérience de chocs confessionnels et dintolérance dans la genèse difficile de lidentité européenne des Lumières. LEurope peut certes se targuer davoir tiré des leçons universelles en principe de son histoire cruelle et sanglante, mais elle ne doit jamais oublier doù elle vient et comment elle en est sortie, sans faire preuve darrogance devant le monde actuel ou doccultation de son histoire réelle. Le chapitre 4, «La modernité comme crise de la culture et de lautorité», reprend la vision libérale moderne de la dissolution croissante de la transcendance religieuse comme fondement de lordre politique. Dissolution du monothéisme chrétien qui a pris la forme, au 19ème siècle et jusquau milieu du 20ème siècle au moins, de mythes et deschatologies révolutionnaires de remplacement, sorte de retour du refoulé. On lira avec grand intérêt «la place du nazisme et de lHolocauste dans la vision occidentale du monde». Les professeurs dhistoire et de philosophie savent bien dailleurs comme la jeunesse des collèges et lycées fait, souvent maladroitement mais avec une étonnante constance, de cet archi-événement une sorte daxe fondamental des discours de politique et de morale. Nous savons aussi comme le nom «Hitler» est instrumenté de plus en plus, notamment par certain Etat gendarme leader du monde «libre», pour faire avaler au public sa politique dingérence sous les couleurs du combat «pour le Bien».
Le chapitre 5, «La double crise religieuse et politique dans les sociétés monothéistes contemporaines» met à plat (un exercice salutaire dans notre époque) la «question politique de lusage du religieux dans les sociétés monothéistes» et «la dynamique historique complexe des affrontements entre les trois monothéismes et au sein de chacun deux». Corm étudie spécifiquement protestantisme, islam et judaïsme dans leurs rapports avec la socialité et linstrumentation du religieux avant de tirer «un bilan des convulsions monothéistes». Le chapitre 6, «De la guerre et de la paix au 21ème siècle», revient sur les notions (une opposition classique) de «civilisation et culture dans lordre international», décrit et analyse «le modèle civilisationnel» qui se met en place, expose les «fonctions du discours américain sur le terrorisme» et pose, en reprenant les débats de la science politique, la question : «alliance ou guerre des civilisations ?».
La conclusion, «Vers un pacte laïque international», propose de «résister à linstrumentalisation de la religion et à la fabrication de nationalismes civilisationnels». Droit international et cosmopolitisme ne sont pas à séparer mais à unir dans un esprit de républicanisme universel kantien face au différentialisme centrifuge du multiculturalisme, selon Corm, qui y voit, dans la version de la «raison communicationnelle» du philosophe allemand social-démocrate «post-moderne» Jürgen Habermas, le dépassement de lalternative entre fondationnalisme religieux monothéiste même sécularisé dune part, et retour réactionnaire vers «les Anciens» (Léo Strauss) et le modèle totalitaire de la cité grecque dautre part (Nietzsche, Heidegger). La «respiration républicaine» et la «réhabilitation de lEtat» de droit seules permettraient décarter efficacement ces «paradigmes stériles et pervers» (Modernes fous de la raison absolue occidentale et réactionnaires différentialistes dans limpasse, impuissants à penser la coexistence pratique et potentiellement pas moins dangereux). On comprend quen gros Corm suit une tendance dominante de la philosophie politique occidentale actuelle (à la suite du néo-kantisme de Cassirer) : sauver la démocratie libérale, sans ladosser à une mystique téléologique susceptible de justifier limpérialisme du monde où cette philosophie républicaine a trouvé son espace privilégié dexpression. En quelque sorte : ce nest pas parce que la clé est dans une tradition de loccident que ce dernier est habilité à imposer la justice et sa modeste vérité relative, parce quen le faisant il se déconsidèrerait ipso facto et perdrait le droit à revendiquer cette cause. La fin (laïque, démocratique) ne justifie pas les moyens, sauf pour ceux qui ne comprennent pas vraiment le sens de la fin et souvent linstrumentent idéologiquement de façon cynique. Cest lespoir de Corm pour une «refondation du monde».
Naïveté ou lucidité et engagement ? Le travail du philosophe politique nest pas seulement de penser le présent mais desquisser à plus long terme un autre type de civilisation. Le réalisme consiste alors à maintenir vivante une exigence éthique et à indiquer les éléments du présent qui peuvent servir dappui à sa réalisation. Selon Kant, la bonne volonté humaine nest même pas décisive dans la mise en place progressive de lordre républicain cosmopolite et même des diables seraient capables par intérêt bien compris de faire république. Sils sont intelligents
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 18/10/2007 ) Imprimer | | |
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