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Histoire & Sciences sociales -> Géopolitique |
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L’homme par qui la guerre d’Irak est advenue | | | Andrew Cockburn Caligula au Pentagone Xenia - Le chainon manquant 2007 / 19 € - 124.45 ffr. / 281 pages ISBN : 978-2-88892-046-5 FORMAT : 15,0cm x 21,0cm
Traduction de Fred Hissim.
L'auteur du compte rendu : Juriste, essayiste, docteur en sociologie, Frédéric Delorca a dirigé, aux Editions Le Temps des Cerises, Atlas alternatif : le monde à l'heure de la globalisation impériale (2006). Imprimer
A trop prêter attention aux effets de structures dans les relations internationales, on oublie que celles-ci sont aussi affaire dhommes dont le poids individuel savère parfois plus lourd que celui de cohortes de fonctionnaires. Tel fut le cas, au sein de lEmpire états-unien du premier secrétaire à la Défense de ladministration Bush, dont le visage et le nom furent familiers de tous les téléspectateurs de la planète au début des années 2000 : Donald Henry Rumsfeld.
Andrew Cockburn, écrivain irlandais, né à Londres et établi à Washington, lui consacre une impressionnante biographie, qui repose sur un travail denquête minutieux dans les arcanes du Parti républicain et du Pentagone. L'auteur, qui est un des piliers du grand site dinformation alternative sur Internet Counterpunch.org, nen est pas à son coup dessai puisquil a notamment publié en 1999 LEnigme Saddam, un livre qui fait autorité sur lhistoire récente de lIrak. Il met ici tout son talent et toute sa rigueur de journaliste non-conformiste à mettre en lumière litinéraire de cet homme, Rumsfeld, dont les grands médias nont découvert les turpitudes que sur le tard.
De ses responsabilités de 1977 à 1985 à la tête de la société de produits pharmaceutiques G.D. Searle & Company où il fit de son mieux pour commercialiser laspartame, dont divers rapports scientifique signalaient pourtant la dangerosité pour la santé publique, à son obstination à engager larmée américaine dans une guerre en Irak dont il se montrera incapable de gérer les conséquences, Rumsfeld apparaît dans ce livre comme un politicien assez irresponsable, plus soucieux de son image et du passage en force de ses idées, que des réalités auxquelles il devait faire face. Les accusations ne sont pas légères : elles imputent aussi bien à Rumsfeld son aveuglement sur la «Revolution in military affairs» (un slogan chimérique pour des investissements technologiques aussi onéreux quinutiles) que son intransigeance dogmatique (à légard de la Chine notamment) alors quil exerçait une influence sans partage sur le président Bush, et même sa cruauté inhumaine Cockburn affirme, témoignages à lappui, que lex-secrétaire à la défense a donné personnellement des ordres pour torturer des prisonniers de Guantanamo par vidéoconférence, ce qui pourrait un jour le conduire à rendre des comptes devant la justice internationale pour crime de guerre et crime contre lhumanité.
Le travail de Cockburn est incontestablement à la hauteur de la gravité du sujet quil traite. Ce portrait à charge a dailleurs séduit même le New-York Times, journal dordinaire «patriote» et discipliné en matière de politique étrangère, qui y voit une biographie «pénétrante et captivante» (perceptive and engrossing). En France, ce livre tombe à point nommé dans le débat à lheure où une plainte contre Donald Rumsfeld, déposée le 25 octobre 2007 à Paris par diverses organisations de défense des droits de lhomme, vient dêtre étrangement classée sans suite, en vertu dune interprétation très contestée des règles dimmunités
Le réquisitoire de Cockburn gagnerait sans doute à être mis en balance avec une défense de laccusé. Mais il constitue, en attendant, une pièce importante versée au jugement de lhistoire sur le personnage. En outre, par delà les individus, ce livre donne des clés intéressantes pour la compréhension dun système politique qui fonctionne encore aujourdhui : une administration états-unienne toute-puissante, entre les mains dune équipe de théoriciens et de carriéristes que de moins en moins de contrepoids viennent freiner dans leur élan sauf peut-être la résistance des peuples, celle des Irakiens par exemple, quand des millions de vies humaines ont été saccagées.
In fine, on émettra malgré tout une petite réserve sur la transposition française (Caligula au Pentagone) du titre anglais Rumsfeld, His Rise, Fall and Catastrophic legacy : cette traduction qui, outre quelle peut donner une image trop spectaculaire à un livre sobre et rigoureux, échoue peut-être à restituer la nature véritable du personnage de Rumsfeld. Car si le ministre américain a en commun avec lempereur romain le sadisme à légard des prisonniers, ce dernier avait au moins lexcuse dêtre un homme jeune, mal à laise dans le jeu institutionnel complexe du Principat (au point de fuir dans la folie les ambiguïtés de ce jeu), alors que Rumsfeld, vieux routier de la politique, maîtrisait, lui, parfaitement le système dans lequel il se trouvait
Là où Caligula révélait encore quelque grandeur, soulignée notamment dans la pièce de théâtre dAlbert Camus, Rumsfeld, pour sa part, ne serait, si lon en croit Cockburn, quune illustration supplémentaire de laccablante «banalité du mal», bien connue des lecteurs dHannah Arendt.
Frédéric Delorca ( Mis en ligne le 28/11/2007 ) Imprimer | | |
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