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Histoire & Sciences sociales -> Géopolitique |
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Actualité de la pensée de Carl Schmitt | | | Alain de Benoist Carl Schmitt actuel - Guerre juste, terrorisme, état de guerre, Nomos de la terre Krisis 2007 / 19 € - 124.45 ffr. / 162 pages ISBN : 978-2-916916-01-9 FORMAT : 13,5cm x 21,0cm
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Depuis son décès en 1985, le juriste et théoricien du droit et de la politique allemand Carl Schmitt suscite traductions et débats en France - avec un temps de retard, comme à son habitude avec les grands penseurs étrangers. Les facettes multiples de cette uvre (histoire du droit, pensée catholique conservatrice, théories de lEtat, de la souveraineté, de la constitution, etc.) et son influence sur la rédaction et linterprétation de constitutions réelles (Weimar, 5ème république, etc.) justifiaient aussi des travaux universitaires sérieux et l'on navait pas attendu ce réveil français pour constituer une littérature allemande et internationale détudes schmittiennes.
Ces études comportent un autre volet, incontournable, comme pour dautres intellectuels allemands et universitaires brillants des années trente : sa relation avec le nazisme et sa participation au IIIe Reich. Dossier sulfureux mais complexe, malgré les caricatures dune polémique, qui présente de nombreuses analogies avec la diffamation anti-Heidegger (les deux cas sont souvent associés et pas toujours de façon pertinente) et simplifie à outrance un itinéraire complexe. Adhérent opportuniste ou pragmatique du NSDAP en 1933, Schmitt avait recommandé publiquement linterdiction de ce parti en 1932 et soutenu un gouvernement conservateur soutenu par larmée pour stopper Hitler. Mais en 1933, le réaliste Schmitt pense comme dautres que Hitler pourrait se muer à lépreuve du pouvoir en homme dEtat et
dissoudre son parti, avec les autres ! Gage de bonne volonté : Schmitt met au service de lEtat ses compétences reconnues par tous. Mais dès 1936, il est lobjet de critiques sévères et suspicieuses de juristes idéologiquement nazis, qui lui reprochent notablement et à juste titre son
absence de biologisme et de vision du monde raciste. Schmitt est en effet catholique et sil peut être qualifié danti-judaïque, il nest pas stricto sensu «antisémite». On peut certes trouver cette distinction secondaire de la part dun des auteurs des lois de Nuremberg, mais reste à rappeler que nul ne pouvait prévoir le tour que prendrait la politique anti-juive pendant la guerre.
Quand on sait lhostilité de Schmitt à la «guerre totale» dextermination, au millénarisme (du romantisme politique dangereux, selon lui), on mesure à quel point sa participation au nazisme réel a été limitée. Focaliser lattention sur le détail de compromissions de circonstances certes déplorables, mais en oubliant ce quétaient les marges de manoeuvre de lentriste Schmitt, cest confondre un moment très particulier de son parcours avec la cohérence (ni nazie, ni «révolution conservatrice» dailleurs) de sa pensée. Et il ne sagit pas ici dinterprétation. Que ces graves déformations relèvent de lincompétence dessayistes pressés ou de la malhonnêteté de «spécialistes» cherchant à le discréditer, elles brouillent le sens dune uvre, qui mérite lattention et un débat critique à la hauteur de sa valeur réelle. A.de Benoist nentre pas dans le détail de lanalyse de cet aspect de la vie de Schmitt, mais il rectifie en passant erreurs (parfois grotesques) et ragots, sans idéaliser le grand juriste. Signalons sur cette question, pour qui souhaite connaître son point de vue, son excellente et claire mise au point «Carl Schmitt et les sagouins», qui comporte une riche bibliographie (consultable sur internet).
Lobjet de ce livre est double. Il sagit dune part de réagir au cliché véhiculé par de nombreux politologues américains et européens dun Carl Schmitt maître à penser machiavélien et cynique de lactuelle administration Bush. Cette légende, née dans les milieux libéraux américains, procède dune polémique politique contre les vaniteux idéologues néo-conservateurs qui aiment à se présenter en disciples de Leo Strauss. Or Schmitt et Strauss, grands intellectuels allemands de la même génération, se lisaient, se connaissaient et se respectaient comme deux critiques du libéralisme et de lindividualisme démocratique (le philosophe juif Leo Strauss en défenseur du droit naturel contre lhistoricisme relativiste, et Schmitt au nom dun réalisme politique centré sur les idées de Souveraineté dans lEtat, les deux dans une polémique contre le formalisme néo-kantien, le néo-positivisme et légalitarisme abstrait). Sur la base de ces convergences réelles mais limitées, certains libéraux américains ont imaginé une généalogie nazie du réalisme cynique des néo-conservateurs via Strauss, qui aurait lui-même été le disciple secret de Schmitt. Or, démontre A. de Benoist : «La thèse de linfluence exercée par Carl Schmitt par lintermédiaire de Leo Strauss nest quune fable. Mais il y a en revanche une incontestable actualité de la pensée schmittienne, actualité bien perçue par de nombreux observateurs, singulièrement depuis les attentats du 11 septembre 2001, et que la vie internationale, ainsi que certaines initiatives du gouvernement américain, nont cessé de nourrir au cours de ces dernières années. Ce sont les principaux aspects de cette actualité que lon examinera dans cet essai» (pp.28-29).
Le second but de lauteur est en effet de présenter de façon objective, synthétique et claire des notions-clés de lanalyse schmittienne de la politique pour en apprécier la pertinence actuelle. Le livre est structuré en trois chapitres. (1) «De la guerre réglée au retour de la guerre juste» rappelle que, historien de la géopolitique et du droit international, Schmitt a vu dans les guerres mondiales, la guerre totale et la mobilisation générale de la société le développement «totalitaire» dun processus moderne dangereux (commencé avec les Lumières et la Révolution française) conjuguant idéal national-populaire et idéologies messianiques aboutissant à des combats apocalyptiques dextermination à dimension religieuse (entre «le Bien» ou son «axe» supposé et le prétendu Mal). Cette diabolisation de ladversaire rend en fin de compte la transaction avec lennemi impossible, ce qui la rapproche de lesprit fanatique des croisades et de sa théologie dangereuse de la «guerre juste». Or si Schmitt est bien le penseur de la politique comme domaine du conflit et de la distinction violente «ami/ennemi» (ce quon lui reproche souvent encore faut-il examiner sa thèse avec précision), il a toujours considéré lennemi comme essentiellement digne dêtre un partenaire de paix. La pensée de Schmitt, que A. de Benoist distingue de celle de Clausewitz, se présente comme la réhabilitation du droit international tel quil était conçu depuis les traités de Westphalie et de la paix réglée dAncien Régime.
(2) «Du Partisan au terroriste global. Du cas durgence à létat dexception permanent» montre que Schmitt avait pressenti dans sa Théorie du partisan que la guerre totale mondialisée (même présentée en opérations de police dun Etat-gendarme du monde) devait susciter lextension spatiale du «terrorisme» en phénomène corrélatif de la mondialisation imposée par les puissances néo-coloniales ; il montre aussi que Schmitt (accusé de justifier la dictature et la disparition du droit normal au nom du caractère selon lui indépassable pour un État du recours possible à létat durgence : en France depuis 1958, notre article 16 !) a aussi bien justifié la normalité juridique, mais aide à penser la dérive des Etats libéraux vers une politique inquiétante de «lutte anti-terroriste» (Patriot Acts I et II), qui dissout la distinction entre les états juridiques et habitue les peuples à abandonner leurs libertés civiles au nom de la sécurité face à un ennemi invisible permanent. (3) «De la dualité terre-mer au nouveau Nomos de la terre» montre le passage chez Schmitt dune géopolitique de la fin du XIXe siècle à la réflexion sur la Guerre froide et pointe des intuitions de 1950 sur laprès-duopole soviéto-américain.
Érudit et intelligent, ce livre na rien dune apologie de Carl Schmitt. On y sent dailleurs parfois des réserves prudentes sur la validité de certaines thèses de Schmitt. Il sinscrit dans un courant détudes (représenté en France par J. Freund puis J.-F. Kervégan), qui depuis vingt ans, le traduit et lanalyse avec rigueur, en soulignant sa part de grandeur intellectuelle et de génie théorique, mais aussi dactualité souvent insoupçonnée. Or il en est de Schmitt comme dautres auteurs difficiles : sa gloire est pour une large part la somme des contre-sens commis sur lui. Paradoxe apparent : les polémiques menées contre lui et censées nous protéger de séductions perverses de sa pensée retardent la redécouverte du vrai Schmitt et contribuent à priver le public cultivé des démocraties de laide que Schmitt pourrait apporter à la compréhension des dangers de notre époque.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 26/03/2008 ) Imprimer
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