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La pensée libertaire au miroir de la Bolivie | | | Raul Zibechi Disperser le pouvoir - Les mouvements comme pouvoirs anti-étatiques - Soulèvements et organisation à El Alto (Bolivie, 2003) L'Esprit Frappeur 2009 / 15 € - 98.25 ffr. ISBN : 978-2-84405-234-6
L'auteur du compte rendu : Romancier, essayiste, docteur en sociologie, Frédéric Delorca a publié entre autres, aux Éditions du Cygne, Transnistrie : Voyage officiel au pays des derniers Soviets (2009). Imprimer
Les productions de la pensée libertaire en France font lobjet dune diffusion assez confidentielle. Lune dentre elles mérite notre attention, il sagit du dernier livre de Raúl Zibechi : Disperser le pouvoir. Les mouvements comme pouvoirs anti-étatiques. Journaliste et universitaire urugayen, Raúl Zibechi sest fait connaître en France entre autres il y a quelques années par sa contribution à louvrage collectif LAtlas alternatif (le Temps des Cerises, 2006). Il nous livre ici une réflexion sur linsurrection dEl Alto, en Bolivie, en 2003.
Le sujet est en soi stimulant : il sagit dune révolte indienne, celle des Aymara, une des trois principales composantes de la société bolivienne, dont est dailleurs issu le président Evo Morales. Comme David Graeber, ou Pierre Clastres (auquel il est fait référence), Zibechi ne manque pas de mobiliser au service de son analyse politique tout le matériau anthropologique (ethnologique) qui à la fois permet de resituer lexpérience sociale observée dans ses particularités historiques et interdit toute transposition simpliste à dautres espaces géographiques, tout en suggérant des enseignements universels. Zibechi décrit une société qui aurait gardé peut-être le mieux (mieux que la société péruvienne), lesprit et les usages de la société inca, et, en même temps, une société profondément bouleversée non seulement par la colonisation espagnole (qui la confinée dans la clandestinité), et la modernité capitaliste, mais aussi, au cours des 10 dernières années, par le désastre néo-libéral, à cause duquel la ville dEl Alto est passée de moins de 100 000 habitants dans les années 1970 à 800 000 aujourdhui, des paysans arrachés à leurs terres pour la plupart.
Cette analyse, notons-le, se fait sans angélisme : ainsi, par exemple, Zibechi ne passe nullement sous silence la violence inhérente à cette société (lusage de la peine de mort, et du châtiment domestique par le fouet dans le chapitre sur la justice). Il décrit un monde de prolétaires déracinés quil compare à juste titre à la classe ouvrière anglaise de la révolution industrielle décrite par Hobsbawn. Il sattache à recenser en son sein les pratiques qui ont pu maintenir et renforcer un sens communautaire dans la jungle urbaine par exemple le fait de marcher à pieds sur de longues distances en groupes pour se protéger des délinquants, et aller prendre un bus très éloigné du domicile. Gestes apparemment anodins, et pourtant structurants dans leur répétition, qui entretinrent la solidarité dune population ghettoïsée, prélude ensuite aux combats communs pour obtenir des hôpitaux, des routes praticables.
Les habitants dEl Alto ont eu lhabitude de vivre sans État et de sorganiser en conseils vicinaux de base pour la vie quotidienne et lentretien de leurs quartiers. A travers les emplois familiaux, et une économie informelle qui abolit la division sociale du travail, ils ont constitué des ensembles sociaux dispersés qui en temps de paix échappent au contrôle des institutions verticales et qui en temps de révolte ont su se transformer en de redoutables machines de guerre, très mobiles et dune très grande inventivité tactique.
Loin de se limiter au recensement ethnographique et sociologique, Zibechi formalise les modes daction politique de la société quil observe. Tout un dispositif de concepts imagés est ici mis en uvre. Dans le cadre dun dialogue polémique avec la gauche «autoritaire», il sattache à démontrer que lindivision des tâches et le refus de déléguer le pouvoir à un centre peut être un gage defficacité dans la lutte, et ouvrir la voie dune réforme profonde de lEtat dans le sens du respect de la diversité des groupes et des individus.
Le lecteur qui parvient à franchir lobstacle de la préface un peu terne et jonchée de coquilles de Miguel Benasayag découvre ainsi un livre stimulant qui aide non seulement à comprendre la culture politique indienne andine, mais aussi à réfléchir aux conditions de possibilité des révoltes populaires, voire aux moyens déviter leur récupération par des systèmes représentatifs susceptibles à terme den trahir les intérêts. Cest en somme une manière de reprendre à nouveaux frais de vieux débats qui remontent à la Commune de Paris et à la Révolution soviétique.
Frédéric Delorca ( Mis en ligne le 01/09/2009 ) Imprimer | | |
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