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Ceux du Bush et leur ami
Un entretien avec Rupert Isaacson - (Les Derniers Hommes du Kalahari - A la rencontre des Bushmen, Albin Michel, 2008)


- Rupert Isaacson, Les Derniers Hommes du Kalahari - A la rencontre des Bushmen, Albin Michel, Mai 2008, 309 p., 29 €, ISBN : 978-2-226-18395-8
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Présentation de l'éditeur : "De mère sud-africaine et de père originaire de l’ancienne Rhodésie, l’écrivain et journaliste Rupert Isaacson a été nourri et bercé par l’Afrique, sa culture, ses légendes et ses contes. Cette magie ressentie dès l’enfance lui donné envie d’aller à la rencontre des derniers Bushmen, au Kalahari, étendue désertique entre l’Afrique du Sud, le Botswana et la Namibie. Ce livre est autant le récit du fabuleux voyage qui a transformé sa vie que l’histoire déchirante de la lutte d’un peuple pour sa survie. Car la réalité des Bushmen est à mille lieues du mythe : traumatisés par des années de génocide, ils sont chassés de leurs terres, menacés dans leur identité même.
Rupert Isaacson a rencontré ces hommes et ces femmes qui vivent encore de chasse et de cueillette et se battent pour sauvegarder la culture de leurs ancêtres, l’une des plus anciennes de l’humanité.Un extraordinaire héritage spirituel où les chamanes ont le pouvoir de se transformer en lion ou en léopard, sur fond de chants sacrés aux pouvoirs surprenants…"

ENTRETIEN.



Parutions.com : Quand vous étiez enfant et que vos parents vous racontaient des histoires sur l’Afrique du Sud et ce qui est aujourd’hui le Zimbabwe, vous rêviez de retourner dans le pays de vos ancêtres. Vous avez d’ailleurs fait votre premier voyage en solitaire à l’âge de 19 ans. Pensiez-vous que vous vous engageriez aussi profondément dans cette aventure ?

Rupert Isaacson : Je n’ai jamais eu aucun plan de carrière, non. Je ne pensais pas que j’accomplirais tout ça.

Parutions.com : Tout est donc parti d’une curiosité basée sur vos intérêts personnels ?

Rupert Isaacson : Bien sûr. En venant d’une famille comme celle-là, il fallait que je parte, que je vois de mes yeux d’où je venais. Ensuite, évidemment, plus vous vous enfoncez dans la réalité de ce pays, plus il vous gagne car vous trouvez l’endroit toujours plus formidable. Mais cette histoire des Bushmen est en moi depuis toujours ; j’ai toujours tenté lors de mes voyages de rejoindre le Kalahari pour les rencontrer, ce qui est toujours très difficile et coûteux comme entreprise. C’est en fait une expédition, pas un voyage. Vraiment. Si aujourd’hui on trouve de petites compagnies de safari indépendantes et meilleur marché, qui proposent de vous amener à des endroits comme Nyae Nyae, c’est en fait très récent. À l’époque, c’était tellement loin et la route était si impraticable qu’il fallait toute une infrastructure pour mener à bien un tel projet. Et aujourd’hui encore, ça reste très cher : il faut des véhicules, des guides, quelqu’un qui puisse traduire pour vous ; il faut savoir où aller. C’est quelque chose de très dur à faire, simplement un sac au dos, à moins que vous ne vous greffiez à une autre expédition.

Parutions.com : À partir de quand avez-vous compris que cela dépassait la simple curiosité sur votre arbre généalogique ?

Rupert Isaacson : Ce qui s’est passé, c’est que la première fois que j’ai établi un contact avec les Bushmen en Namibie, ils m’ont immédiatement demandé de l’aide car ils savaient que j’étais journaliste. Ils voulaient mettre en place une activité touristique ; j’effectuais alors des récits de voyage. Ils m’ont alors dit de venir et d’écrire sur le Bush, de venir y vivre une semaine, comme eux, en partageant leur activité de chasse et leur vie quotidienne, pour finalement trouver une compagnie de safari qui pourrait proposer ce type de voyage, et d’écrire un papier sur tout ça. J’ai accepté car j’écrivais des guides depuis des années et je connaissais pas mal de monde dans le milieu du safari. Je trouvais en plus que c’était une bonne idée.

Il y a avait aussi une question politique car dans cette zone particulière de la Namibie sévissait une tribu très agressive, les Hararo, qui brutalisait les Bushmen sans que la police locale ne fasse grand chose ; il faut voir la vérité en face, personne n’avait rien à faire des gens du Bush ! Ils ont donc pensé plutôt intelligemment que si des touristes blancs commençaient à visiter la région, la police prêterait plus attention à la situation locale car les touristes verraient d’un mauvais œil ces abus. Les Bushmen gagneraient ainsi à la fois plus de sécurité et de l’argent. J’étais tout à fait d’accord avec le projet. Dès le départ, il y eut donc cette dimension militante dans mon engagement dans la région.

Et puis, j’ai découvert qu’en Afrique du Sud aussi, où l’on croyait qu’il n’y avait plus aucun Bushmen, qu’ils avaient été tous massacrés, existait en fait un groupe de Bushmen, qu'ils étaient là depuis toujours, vivant non loin de la route, et qu’ils voulaient récupérer leur terre, maintenant que Mandela était au pouvoir. Or, toute ma famille, dans un grand métissage, venait d’Afrique du Sud, et comme ce pays est à la fois immense mais peu peuplé, et que ma famille y était pourtant très dispersée, j’ai tout de suite compris qu’il y avait une connexion entre ce groupe, les Kumani, et moi-même. J’étais à peu près certain d’avoir retrouvé des cousins, d'être au moins lié à eux par alliance. Cette rencontre revêtit d’emblée pour moi une dimension très personnelle ; dès le départ, je fus donc à 200 % dans l’aventure.

Parutions.com : Vous avez en effet fini par identifier quelques membres éloignés de votre famille au fil de vos voyages. Avez-vous maintenu le contact avec eux ?

Rupert Isaacson : Oui, absolument ! Et je continue de travailler avec eux, je continue de travailler avec Belinda. Mieux encore, après que les Bushmen ont gagné leur procès en Afrique du Sud, je suis intervenu en leur nom au Botswana où leur condition, alors que j’écrivais mon livre, était similaire à celle des Bushmen d’Afrique du Sud 25 ans plus tôt. En remportant leur victoire en Afrique du Sud, les Bushmen avait créé un précédent, ils avaient fait jurisprudence. Il allait donc arriver la même chose au Botswana. Ils m’ont alors demandé d’utiliser mon livre comme un outil pour lever des fonds et sensibiliser l’opinion américaine. Car en touchant les États-Unis, en commençant à faire du bruit, on pourrait commencer à lutter contre les évictions. Là encore, j’étais très partant. Et en 2004, après que ce livre fut publié, j’ai utilisé les bénéfices des ventes pour financer un voyage des Kumani d’Afrique du Sud et des Bushmen du Botswana en Amérique. Nous avons ainsi traversé les États-Unis, d’Hollywood jusqu’au Capitole et les Nations Unies, à travers le pays indien. Le chanteur Dave Matthews, qui est sud-africain, a même organisé une grande fête en notre honneur à Hollywood.

Nous avons ensuite bénéficié de l'aide du Département d'Etat, de la Commission des Droits de l'Homme du Congrès, nous sommes allés aux Nations Unies, ce qui a commencé à sérieusement inquiéter le gouvernement du Botswana. Mieux encore, nous avons pu lever des fonds et ils ont obtenu l'appui d'avocats bénévoles à Washington, prêts à défendre leur cause. Deux ans plus tard, ils gagnaient le procès, remportant leur droit à la terre en Afrique. Les Bushmen avaient récupéré la Grande Réserve de chasse du Kalahari Central dans sa totalité.

Je suis à présent persona non grata au Botswana ; impossible pour moi d'y retourner. Mais je continue le travail, parfois pour des choses pratiques comme trouver de l'argent pour acheter un véhicule, parfois pour des choses plus politiques comme continuer à payer des avocats, car c'est une chose de gagner un procès, mais c'en est une autre de faire appliquer les décisions de justice sur le terrain, et il faut toujours garder un oeil sur l'avancée des choses, sans parler des droits subséquents à la privation d'une terre. Car les Bushmen avaient perdu le droit de chasser sur ces terres, le droit de s'y approvisionner en eau ou d'y avoir des pâturages. C'est à chaque fois un nouveau procès à mener, et des avocats à payer bien sûr. Et le gouvernement est prêt à jouer le jeu, à rentrer dans des procédures judiciaires longues de manière à user les Bushmen en termes d'argent et d'énergie. Il faut donc tenir bon !

Ce qui nous a le plus aidé, c'est que nous sommes parvenus à établir un lien entre ces affaires et, vous savez, la question des diamants. Ces gens ont été chassés pour pouvoir laisser la place à des mines diamantifères, ce qui est dingue quand on sait que ce territoire est gigantesque – la taille de la Belgique - et qu'il est donc tout à fait possible d'y avoir à la fois cinq mines et 3500 personnes ! Et c'est ce que les Bushmen n'arrêtent pas de dire : «Vous pouvez exploiter des mines si vous voulez, libre à vous, mais ne nous mettez pas à la porte pour ça ! Nous pouvons aller dans d'autres parties de la réserve et vous laisser extraire vos diamants. Ayez vos mines, pas de souci, et tirez-en le maximum de profit. Vous savez quoi ? Nous ne sommes même pas intéressés d'en avoir une part. Mais ne vous débarrassez pas de nous pour ça !» Et le plus ironique, c'est que le gouvernement a dépensé bien plus d'argent à créer ce prolétariat d'assistés, qu'ils ont parqués dans des camps et qu'ils devaient nourrir, etc. Il fallu donc construire des camps, mettre en place des infrastructures, payer des pouvoirs publics locaux, pour ensuite finir dans des procès coûteux et interminables. Ils ont dépensé des milliards ! C'est fou ! Il n'y a jamais eu de tel précédent économique à cela. Du pur racisme. Alors que les Bushmen, vous savez, sont des gens pacifiques, qui ne font pas la guerre, n'ont pas d'élevages. Ils sont pourtant toujours considérés comme des sous-hommes et non des gens avec qui l'on pourrait négocier...

Parutions.com : Est-ce cela la raison ? Est-ce parce qu'ils sont pacifiques ?

Rupert Isaacson : Il y a en fait deux choses. C'est culturel. Il y a toujours eu un grand fossé entre, d'un côté, les chasseurs/cueilleurs, et de l'autre, les fermiers/éleveurs. Ces derniers ne tolèrent en effet pas que des gens «sauvages» parcourent leurs terres, de la même façon qu'ils acceptent mal tout ce qui peut mettre en jeu leurs élevages. Alors, si vous voulez une terre sur laquelle des gens habitent déjà, pour arriver à vos fins et les chasser, il faut les déshumaniser. Pour en venir à une telle agressivité, il faut considérer que ce ne sont pas des gens comme vous et moi mais une sorte de sous-humanité, des primitifs qui ne sont pas aussi "civilisés" que nous. C'est un processus très similaire à celui d'une colonisation. Les tribus noires faisant déjà cela vous savez, avant que les Blancs ne débarquent, mais aujourd'hui, il y a plus d'argent en jeu. Mais les motivations sont les mêmes. Et le gouvernement du Botswana fut outré que l'on puisse contester cela. Il a donc commencé à ruser avec nous, en nous accusant d'être raciste et tout le baratin, en usant d'une rhétorique très politiquement correcte contre nous, etc, etc.

Le plus important est de ne pas lâcher prise, de garder son humour, de ne pas se précipiter et d'aborder tout ce processus comme s'il s'agissait d'une véritable aventure. A dire vrai, je ne sais pas si je pensais que nous gagnerions un jour cette bataille. Mais quand c'est arrivé, si soudainement, ce fut une véritable récompense. Car c'est arrivé... Nous sommes parvenus, après quelques années, à établir ce lien avec les diamants. Et puis il y eut le film Blood Diamond, à un moment où nos liens avec Hollywood étaient suffisamment étroits pour que les Bushmen puissent être invités à la première. Ils n'ont pas pu faire ce voyage-là mais nous y sommes allé en leur nom, avec l'organisation que j'ai fondée, le Indigenous Land Rights Fund [Fonds pour le droit des indigènes à la terre]. Ce genre d'événement suscite beaucoup de peur chez les gouvernements et les entreprises minières concernés, parce que ça menace leur marché. Alors, que des Bushmen ou leurs représentant dénoncent ces diamants du sang à Hollywood, cela a beaucoup de sens et d'importance. Nous avons d'ailleurs gagné le procès deux mois plus tard.

Parutions.com : Pourtant, la culture rap et hip-hop est aujourd'hui l'une des premières à supporter le «bling-bling» et donc l'industrie du diamant...

Rupert Isaacson : Je dirais qu'il sont les plus voyants, oui, mais pas pour autant le plus gros marché. Mais c'est une niche marketing de haute volée, oui. Ceci dit, la plupart des Afro-américains n'ont pas les moyens de s'acheter des diamants. Mais, oui, nous avons en effet essayé d'avoir de l'aide de ce côté-là aussi. Je ne dirais pas que nous avons eu du succès cependant... La Philanthropie aux États-Unis reste encore pour une large part un truc de Blancs, surtout pour des affaires ayant trait à l'Afrique. Maintenant, avec Obama, les choses peuvent changer. En Amérique, les Noirs ont mis du temps à définir et trouver leur place au soleil. Le «bling-bling» fait partie de cela. Mais à présent, avec un représentant au Capitole, les choses peuvent évoluer. En outre, je dois dire que l'aide la plus importante que nous ayons eue vient du Département d'Etat ; le Département d'Etat nous a bien plus aidé sur la scène internationale que l'ONU par exemple, sans commune mesure. Il faut aussi avoir à l'esprit que le Département d'Etat ne reflète pas totalement l'Administration dont il émane. Il y a là des fonctionnaires qui ont pu traverser jusqu'à six présidences dans leur carrière avec donc une perspective différente, une sens des responsabilités, une idée que «noblesse oblige» et que la Démocratie doit réellement se répandre, dans le bon sens... On pourrait croire que des ONG ou des instances comme l'ONU seraient le premier recours en la matière, ce qui est vrai en termes de discours et d'intentions, mais moins en terme d'aide concrète. Alors qu'au Département d'Etat, quelqu'un peut tout à fait appeler le ministre des affaires minières et environnementales du Botswana et lui dire : «Nous avons dans nos bureaux trois Bushmen qui racontent que vous avez torturé cinq de leurs camarades et ils ont des preuves plutôt convaincantes avec eux. Je dois vous avertir que nous allons porter cette affaire dans notre rapport annuel sur les droits de l'Homme». Etc, etc. Et ce type d'action est très efficace car c'est beaucoup plus direct.

Parutions.com : Un passage frappant de votre histoire est quand vous et Kristina – votre petite amie à l'époque, aujourd'hui votre épouse – rentrez de la chasse avec Benjamin, avec le sentiment d'être heureux car acceptés au sein du groupe. Mais vous réalisez ensuite, après avoir été assaillis par des gens cherchant à vous vendre des choses que ce que vous représentiez réellement, c'était l'argent. En quoi être blanc et occidental a joué durant votre passage en Afrique, tant d'un point de vue professionnel que personnel ?

Rupert Isaacson : Cela a joué en tout car c'est ce que vous êtes là-bas. Quand vous arrivez pour la première fois dans une communauté, vous n'être qu'un symbole du dollar sur pattes. Mais à force de temps passé là-bas, les choses deviennent beaucoup plus intimes et personnelles. Mais vous savez, à vous engager dans des situations comme celles-là, si vous n'offrez pas ce type d'aide, qui, à la base et très franchement, est financière, à quoi bon être là ?! Parce que c'est ce dont ils ont besoin avant tout ! Comment n'attendraient-ils pas ça de vous ? Et même si ce n'est qu'à un niveau modeste, en achetant un peu d'artisanat par exemple, ils ont tant besoin d'argent que vous finissez par perdre le sens de tout attachement affectif et vous réalisez qu'il s'agit d'un marché équitable, d'un contrat juste. C'est pourquoi le tourisme équitable est si important, parce que le tourisme plus «industriel», de toute évidence, ne redistribue pas ses dividendes auprès des indigènes. Avec l'industrie du safari, ce qui est intéressant c'est que seuls les plus hauts échelons de ce secteur fonctionnent à un niveau entrepreneurial. Tout le reste marche à plus petite échelle et beaucoup de gens du secteur sont ainsi très sympathiques avec les indigènes. Et ils ont énormément aidé les tribus à mettre en place des camps locaux et des choses de ce genre. Les Bushmen profitent de cela dans plusieurs zones et c'est parfait ainsi. Ce qui nous ramène à la question de l'argent et au fait que tout coûte cher. Au final, oui, vous êtes bien un dollar sur pattes. Mais ça n'entrave pas la sincérité des relations humaines une fois que vous vous êtes familiarisés avec l'endroit. Les deux réalités peuvent coexister.

Parutions.com : Le tourisme est une source de revenus importantes pour les gens du Bush. Pourtant, vous insistez aussi sur la nature controversée de cette industrie, faisant de vies authentiques un spectacle dans un but de profit, créant ce que vous appelez les «Show Bushmen». Peut-on concilier ainsi tradition et modernité sans sacrifice ? Comment peut-on éviter ce phénomène ?

Rupert Isaacson : Tout dépend de qui est en charge de la chose. Si ce sont les Bushmen qui assurent le spectacle, alors cela n'arrivera pas. Mais si quelqu'un d'autre mène la danse, alors le risque est réel. C'est la raison pour laquelle il est vraiment important que ces gens aient le contrôle direct de leurs ressources et l'une de ces ressources est leur culture. Tout est une question de pouvoir. Or, à présent, et de façon croissante, les Bushmen gardent le contrôle de ce tourisme local, et l'image est donc de plus en plus positive.

Il continue d'y avoir néanmoins des spectacles de ranch. Mais au final, et les Bushmen eux-mêmes en conviennent, si vous avez besoin d'un boulot, ce type de job est toujours mieux que rien. Ce qu'ils font, c'est qu'ils travaillent pour ces gens-là pendant un certain temps, jusqu'à ne plus pouvoir le supporter et s'en aller. Il n'y a pas d'autre issue : si vous voulez exploiter les gens en en faisant des singes dans des camps pour touristes, vous pouvez certes le faire, jusqu'à ce qu'ils craquent et qu'ils vous lâchent pour de bon. Ce n'est pas la façon la plus saine de diriger une affaire ! Le seul problème, c'est qu'il n'y a pas de juste milieu, c'est qu'il n'y a pas moyen de mettre en place de vrais partenariats. Soit ils ont le contrôle, soit ils ne l'ont pas. Et de leur point de vue, mieux vaut avoir le contrôle !

Parutions.com : Mais est-ce que tous les Bushmen sont favorables au tourisme du moment qu'ils en ont le contrôle ? N'y a-t-il pas de résistance à cette idée ?

Rupert Isaacson : Et bien non, je ne suis jamais tombé sur ce cas-là. C'est drôle. Les Bushmen sont des gens plutôt directs et intéressés. Ils sont aussi soucieux de savoir ce qu'il se passe dans le reste du monde, que le reste du monde s'inquiète de savoir quelle est la situation au Kalahari. L'attitude générale chez eux est donc plutôt d'accueillir à bras ouverts les touristes... et de toucher quelques dollars ! Ils veulent bien que les gens viennent quand ils veulent, quand ils ont décidé de la chose, et non l'inverse. Et ils veulent s'assurer que ces dollars sont dépensés pour eux, ici, qu'ils travaillent pour leur propre intérêt, pour quelqu'un qui est de leur côté et qui leur permet de gagner du pouvoir. Donc, non, l'attitude générale que j'ai pu observer est qu'ils sont plutôt fortement favorables au tourisme. Parce que c'est aussi un moyen pour eux de préserver leur culture. Mieux vaut montrer aux touristes comment vous chassez que de travailler à la mine.

Parutions.com : Il y a plusieurs passages du livre où vous entendez parler et assistez même à des événements incroyables, tels que des soigneurs Bushmen entrant en transe, se métamorphosant, guérissant des maladies ou prédisant le futur. A travers votre récit, on sent que votre attitude oscille entre la croyance et le doute. Quelle est à présent votre avis sur la magie des Bushmen ?

Rupert Isaacson : Parlons plutôt de Chamanisme. Le terme est plus approprié. Parmi les chasseurs/cueilleurs, et même quelques éleveurs à travers le monde, on trouve cette tradition du soin par la transe. Ce qui est intéressant ici, c'est que le phénomène touche tout autant la médecine que la psychologie ou la résolution pacifique des conflits, ainsi que des choses plus pratiques comme la chasse ou la pluie. Manipuler la nature... au nom de la vie ! Mon point de vue sur la chose, c'est que ça marche sacrément ! Ca marche vraiment. Ce n'est pas un hasard si ces peuples sont sur Terre depuis plus de 200 000 ans, et ce malgré tout ce qu'ils ont dû traverser, surtout durant les cinq derniers siècles. Ils sont toujours là. C'est ainsi qu'ils ont survécu aux génocides et tant de misère. Il s'agit donc d'une sorte de technologie spirituelle incroyablement efficace.

Mais je crois aussi en la médecine occidentale. J'ai juste une sorte de scepticisme sain ou éclairé sur la chose. Mais pour ce qui est du chamanisme, avec le temps et après avoir assisté à tant de choses, je suis devenu très crédule et n'hésite pas à le dire. A tel point que, ayant un fils atteint d'autisme, je l'ai amené en Mongolie l'an dernier, en expédition à cheval, pour consulter différents guérisseurs et sorciers chamanes, et je l'ai ramené auprès des Bushmen cette année, et nous avons obtenu des progrès énormes, radicaux, des progrès radicaux ! Mon prochain livre traitera d'ailleurs de cela.

En Occident, nous avons parfois une attitude fondamentaliste vis-à-vis de notre culture. Nous avons tendance à accorder un crédit total ou une méfiance tout aussi intégrale à certains phénomènes. Nous allons aux positions extrêmes alors que la vie ne fonctionne pas ainsi. Que ce soit pour la religion, ce que nous faisons encore beaucoup aux États-Unis, ou pour la science. Il s'agit toujours du même fanatisme. Tout doit fonctionner dans un sens et pas l'autre, blablabla... Ces idées sont stupides. Ont peut évidemment évoluer dans deux réalités divergentes. N'importe quel chamane vous dirait cela. Si vous avez accès à la médecine occidentale, profitez-en. Il faut se prémunir contre ces préjugés culturalistes qui entendent guider la vie des gens.

Une chose intéressante : l'activité de chasse et cueillette comme mode de vie est en fait une existence très opportuniste. Il s'agit de saisir les occasions comme elles viennent et c'est pourquoi ces gens sont de véritables survivants. Il est question ici de l'opportunisme dans le meilleur sens du terme. J'ignore si vous avez déjà chassé mais c'est une activité captivante. Supposons que nous décidions vous et moi de partir chasser le cerf, un grand nombre de facteurs entreraient en jeu. Il faudrait d'abord localiser une meute et ensuite choisir un animal. Comment ferions-nous ? Il faut en fait être pragmatique, expérimenter des méthodes, savoir identifier l'animal, le tracer. Supposez maintenant qu'au milieu de la chasse, il se mette à pleuvoir et que le vent tourne, amenant nos odeurs vers notre proie. Qu'allons-nous faire ? Si le cerf nous sent à un kilomètre à la ronde, nous ne pourrons jamais nous en approcher. Mieux vaut alors avoir un plan B, n'est-ce pas ? Tout est question d'adaptation, de correction du plan initial. J'ignore si à force de nouveaux stratagèmes nous serions revenus victorieux de la chasse ou pas, mais ce qui est sûr, c'est que si nous étions restés aveuglément fidèles au plan initial, nous serions assurément rentrés bredouilles ! C'est ça la mentalité d'un chasseur/cueilleur, ce qui explique l'existence d'un nomadisme à la fois systématique et conservateur, dans le cadre d'une zone fixée, où ils savent où et quand trouver quoi. A un moment de l'année, vous trouverez tel fruit à tel endroit, à un autre moment tels animaux migreront par là, de telle manière que vous déplacez votre campement de façon saisonnière mais dans les limites d'un environnement que vous avez appris à connaître. Et seule une inondation ou tout autre catastrophe naturelle vous feront partir ailleurs. Vous avez donc toujours un cadre en tête qui vous permet de lire certains signes, de rechercher des opportunités, et de changer immédiatement d'approche si nécessaire. Si vous êtes rigide en la matière, vous finirez affamé !

Ce procédé spirituel marche aussi en politique, ce qui explique pourquoi les Bushmen sont de grands survivants. Et c'est aussi pourquoi, d'après moi, leur recours à la transe est si efficace. En la matière, ils font face aux dilemmes de la manière la plus rationnelle possible, en intercédant directement auprès d'ancêtres ou d'une entité divine. Efficace parce qu'ils savent se spécialiser – un tel comme trance-dancer, tel autre comme soigneur ou bien si vous devez chasser et cueillir plus prosaïquement. Parce que la communauté ne va pas figer les choses dans une sorte de prêtrise avec ses règles et sa vie à part. C'est une façon de faire saine à mon avis puisqu'ils sont toujours flexibles et adaptables.

Parutions.com : Vous dites que le voyage que vous avez fait avec votre fils récemment en Afrique du Sud s'est bien passé. Bien que vous soyez officiellement banni du Botswana, avez-vous pu lui présenter Besa ?

Rupert Isaacson : Oui, Besa a pu venir. Nous lui avons obtenu un passeport, ce qui ne fut pas une mince affaire. Et le faire voyager ! Jumanda, que vous avez aussi croisé dans le livre, est aussi allé aux États-Unis, a conduit Besa et sa femme en Namibie. Et nous avons fait les soins à peu près au même endroit, le village voisin de celui où nous avions rencontré Benjamin (qui est hélas, et très étrangement, mort le jour de notre arrivée). Les guérisseurs ont travaillé sur Rowan pendant trois jours, trois guérisseurs différents, deux de Nyae Nyae et Besa.

Rowan a 7 ans à présent. L'an dernier, nous avons voulu des changements radicaux pour lui, qu'il arrête de se souiller par exemple et de marmonner à six ans comme s'il en avait deux, ou qu'il se fasse des amis. En fait, nous sommes revenus de Mongolie avec de vrais résultats. Cette année, ce fut plus subtil : nous voulions commencer à avoir des conversations avec lui, à échanger des idées. Non qu'il ne parlait pas avant, mais nous voulions franchir une nouvelle étape. Et nous y sommes arrivés !

Parutions.com : Avez-vous essayé des méthodes occidentales ?

Rupert Isaacson : Comme la thérapie verbale et tout le reste ? Oh oui...

Parutions.com : Mais ça n'a rien donné ?

Rupert Isaacson : Pas vraiment, non. Pour ce qui est de le faire parler, rien n'a aussi bien marché pour lui que d'aller à cheval. C'est sa relation avec Betsy, la jument de notre voisin, qui l'a en fait conduit à parler. Et c'est pour cela que nous sommes d'abord allés en Mongolie et non directement au Kalahari, parce que je voulais trouver un endroit où nous pourrions combiner des thérapies traditionnelles avec les chevaux. Et ça, c'est en Mongolie que ça se passe.

Parutions.com : Pensiez-vous que les chevaux auraient un tel effet ?

Rupert Isaacson : Non. En fait, je le tenais éloigné des chevaux. Dans le domaine de la guérison, je n'y croyais pas trop, bien que je sois par vocation un homme à chevaux. Je dressais des chevaux pour vivre autrefois, c'était mon premier travail aux États-Unis quand j'y suis arrivé pour la première fois. J'ai travaillé dans des fermes à chevaux en Virginie, dans le Kentucky, un peu partout en fait. Mais j'ai arrêté de monter des chevaux car j'ai pensé que Rowan n'étant pas en sécurité à leurs côtés. Pourtant, pour moi, arrêter de monter équivalait à me couper d'une partie de moi-même !

Et puis un jour, mon fils a échappé à ma vigilance et s'est rendu dans l'écurie du voisin à travers la clôture, où la jument dominante lui a d'emblée obéi... Je ne sais pas si vous êtes familière de ce qu'on appelle le «horse whispering» (murmurer à l'oreille des chevaux), une technique visant à amadouer un cheval, à gagner un ascendant sur lui tout en le faisant sentir en sécurité auprès de vous. Avant mon fils, je n'avais jamais vu le processus s'opérer si spontanément et naturellement ; je me suis dit «Ok, il doit avoir une ligne directe avec ce cheval» et j'ai compris que j'avais eu tort de croire que, à cause de son autisme, il ne pourrait jamais monter à cheval, que je ne pourrais jamais lui apprendre cela. En fait, c'était idiot de ma part ; il me suffisait de mettre Rowan sur le dos de cette jument et chevaucher avec lui. Heureusement, au Texas, les chevaux sont dressés pour des comportements calmes, pas pour des attitudes agressives, pas pour attaquer les clôtures comme on l'enseigne aux Jumpers, chevaux dont j'avais plus l'habitude et qui sont donc beaucoup plus difficiles à monter, surtout pour des enfants. Ici, avec Rowan, c'était tout le contraire et nous avons donc pris l'habitude de monter tous les jours ; et, peu à peu, Rowan s'est mis à communiquer.

Parutions.com : Vous parvenez à susciter l'intérêt et l'empathie du lecteur sans romancer ni idéaliser l'histoire et la culture des Bushmen ; vous parlez de danses effectuées par des guérisseurs, qui ne marchent pas, d'hommes battant leurs femmes – et vice versa -, ou de votre arrivée dans une ville où tout le monde est alcoolique. En tant qu'écrivain, et compte tenu des enjeux de votre livre, comment parvenez-vous à maintenir cet équilibre ?

Rupert Isaacson : J'essaie simplement de me rappeler les choses telles qu'elles ont eu lieu.

Parutions.com : Exactement telles que vous les avez vues ?

Rupert Isaacson : Oui. D'autant qu'avec les Bushmen, l'aspect romanesque existe de toute façon. Ils peuvent guérir, ils ont ces qualités magiques et peuvent faire des choses incroyables. Mais dans des situations désespérées, ils peuvent aussi, comme n'importe qui, se comporter de manière chaotique. Ce n'est alors pas rendre un service aux Bushmen de gommer cela en ne présentant que les aspects positifs. On ne comprendrait pas la gravité de leur condition sans cela. Mais la magie est là et je crois qu'elle parle d'elle-même dans le livre, parce que ces scènes de transe sont carrément stupéfiantes. Ici, il n'y a rien à inventer à l'écriture. Pour le reste, une histoire doit rester une histoire ; il faut rester au service du récit sans se forcer à être objectif. D'ailleurs, je ne dirais pas que je suis objectif pour autant, parce que je prends de fait le parti des Bushmen. Mais il y a une objectivité dans toute subjectivité. Parce que j'étais là, parce que j'étais au front, il fallait que je décrive ce qui se passait.

Parutions.com : Quels ont été les moments les plus effrayants de vos voyages ?

Rupert Isaacson : Mon dieu, il y en a eu tant ! A voyager autant, à couvrir de si vastes espaces en véhicules, vous êtes sans arrêt vigilant pour ne pas avoir d'accidents qui, de toute façon, arrivent. A conduire autant en Afrique, vous avez toujours en tête ce danger-là, un danger réel, physique. A l'écriture, cela ne transparaît peut-être pas, mais ce danger est permanent. Il y a aussi la violence, celle de bagarres, où un tel essaie de tuer tel autre... et vous vous trouvez au milieu...

Parutions.com : Est-ce que cela vous est arrivé ?

Rupert Isaacson : Oh que oui, et vous pouvez vraiment finir poignardé. Il faut savoir se battre ou, du moins, se défendre. Et ça fait vraiment peur quand vous vous trouvez devant quelque de complètement saoul, qui est visiblement plus fort que vous, qui sait mieux se battre que vous et qui, au final, ne vous tue pas juste parce qu'il n'en a pas vraiment envie... Une chose affreuse est arrivée pendant que ma mère était là avec moi, lors de son second voyage : un homme avait été assassiné dans la hutte jouxtant la sienne. Les Bushmen n'ont pas tendance à s'entretuer ; ils peuvent se chercher entre eux, mais les meurtres surviennent en général avec des éléments exogènes.

Il y a aussi les courses poursuites avec les animaux bien sûr. Il y a eu par exemple cette fois à Nyae Nyae où j'ai laissé tomber le feu en pleine nuit pour rejoindre mon campement. Or on peut très facilement se perdre en deux minutes parce que la nuit y est très noire. Pas au point de ne rien voir bien sûr, mais il y a des lions là-bas, et des éléphants. J'ai en fait croisé deux ou trois éléphants. Or, tomber sur un groupe d'éléphants en pleine nuit est là dernière chose à faire ! C'est ce qui m'est arrivé ; j'ai dû m'asseoir au milieu d'eux, dans le silence et la nuit noire, à me dire «Qu'est-ce que je fais ? Qu'est-ce que je fais ? Qu'est-ce que je fais ?! Pourquoi n'ai-je pas demandé à quelqu'un de m'indiquer la route ?!» La même chose m'est arrivée dans la Grande Réserve du Kalahari Central ; j'entendais des lions, très proches de moi, et me maudissais vraiment de m'être mis moi-même dans cette situation. Donc oui, la peur est là, l'Afrique peut vraiment être un endroit effrayant. Sans parler des cobras qui peuvent vous tomber du haut des arbres, ce genre de choses, vous voyez... Ceci dit, la seule fois où un scorpion m'a piqué dans mon lit, c'était au Texas ! Ca arrive en fait assez souvent [rire]. Mais au final, même si c'est désagréable, ça n'est pas plus dangereux qu'une piqûre d'abeille !

Parutions.com : Quel fut pour vous le moment le plus extraordinaire ?

Rupert Isaacson : Allez assister à n'importe qu'elle danse de transe, vous verrez... Et voir Besa appeler dans la nuit noire les léopards vers le feu, vous avez beau croire que ça ne peut pas arriver, et bien vous êtes là et ça arrive...

Parutions.com : Au départ, vous étiez intrigué par la capacité de Besa à effectuer ces métamorphoses, n'est-ce pas ?

Rupert Isaacson : Oui. Il parvenait à faire approcher les léopards du feu et à les faire tourner autour de l'âtre. C'est une chose incroyable à voir, sans forcément parler de loup-garou ou que sais-je. Ce que m'expliquait Besa, c'est qu'en état de transe, vous perdez connaissance, et votre expérience dans la transe consiste à sortir de votre corps en tant que l'animal que vous avez choisi, et faire la tâche que vous devez accomplir. Je n'ai aucun doute sur la validité de la chose, sur le fait que c'est véritablement cette expérience-là. Mais je ne suis pas un chamane, je ne peux pas dire si le phénomène est possible en dehors de considérations spirituelles.

Parutions.com : Pensez-vous que nous puissions tirer des leçons de l'histoire de cette culture ancestrale ?

Rupert Isaacson : Ne croyez jamais que vous ne pourrez pas accomplir certaines choses parce qu'on vous dit que ces choses-là sont impossibles. Lancez-vous et faites-les quand même. Les Bushmen m'ont appris qu'il n'y a rien d'impossible, jamais. Ils me l'ont montré au fil des ans.

Parutions.com : Merci beaucoup.


Entretien mené en Anglais par Annie Farber le 21 Novembre 2008 (Traduction de Thomas Roman)
( Mis en ligne le 13/02/2009 )
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