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Sinistre gauche
Jean-Claude Michéa   Orwell, anarchiste Tory - Suivi de A propos de 1984 et de Orwell, la gauche et la double pensée
Climats 2020 /  21 € - 137.55 ffr. / 324 pages
ISBN : 978-2-08-020527-8
FORMAT : 13,6 cm × 21,1 cm
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Le dernier livre de Jean-Claude Michéa, philosophe, auteur de L'Enseignement de l'ignorance, Impasse Adam Smith et L'Empire du moindre mal, reprend deux textes parus précédemment avec un troisième inédit, Orwell, la gauche et la double pensée. George Orwell fut un "anarchiste tory", c'est-à-dire un anarchiste conservateur, selon une expression qui pourrait paraître contradictoire. Le courage d'Orwell fut en effet d'être de gauche et antitotalitaire sans être progressiste ni moderniste.

Jean-Claude Michéa tente à travers sa critique féroce de la modernité de redonner une image moins conformiste de George Orwell, c'est-à-dire éloignée de l'antitotalitarisme professionnel ou du gauchisme basique. À ce titre, le philosophe rejoint ici un frère d'âme, reprenant en tout cas sa critique politique et économique du système libéral. Dans l'ensemble, ses ouvrages dénoncent avec une rare pertinence le cheval de Troie de l'idéologie gauchiste au sein du libéralisme économique. «Vivre sans temps morts et jouir sans entraves», disait Raoul Vaneighem, que cite l'auteur. Ce slogan soixante-huitard se traduit sans contradiction dans le marché ultra-libéral actuel. Dans la même perspective, on peut comprendre que l'anarchisme institutionnel n'est qu’un ultra-libéralisme déguisé (un monde sans limite et sans ordre ne pouvant que déboucher sur l'égoïsme libéral identifié par Adam Smith). «Anarchiste tory», donc : Orwell incarne un anarchisme conservateur contournant ce côté faussement libertaire.

Sans doute que, comme le soulignait Marx dans le Manifeste du parti communiste, les changements structurels opérés par le capitalisme ne sont pas forcément «progressistes» dans leur fond. Bien au contraire. En adoptant le dogme «progressiste» tout en faisant croire qu'elle critique le capitalisme, la Gauche n'a fait qu'entériner une politique libérale sans révéler ce que ce sens soi-disant positif de l'évolution pouvait avoir d'exploiteur, de destructeur et d'archaïque. Il s'agissait tout bonnement d'arriver au pouvoir par d'autres moyens. Pour Michéa, croire que le capitalisme est conservateur et réactionnaire à notre époque (et depuis la guerre de 1914) est une totale vue de l'esprit. Il est bel et bien «révolutionnaire» dans le sens où les libéraux qui clament la non-intervention de l’État ne voient pas qu’il n’y a pas de séparation entre le libéralisme et l’État malgré les intentions affichées. Il est sans cesse mouvant et mobile, détruisant son antériorité (comme la religion) pour avancer toujours plus loin, comme l’avait vu, encore, Marx.

Pour Michéa, l'époque présente ne fait qu'entériner ce programme progressiste sous des allures médiatiques et festives, parvenant avec un habile tour de force à faire croire en «l’ouverture», en la «tolérance» alors qu'il s'agit de diluer, de transformer et finalement d'écraser tout réel discours offensif. D'où la frilosité ambiante : la moindre critique devient quasiment intolérable.

D'une écriture claire et limpide, Jean-Claude Michéa présente un George Orwell fort critique, qui ne se soucie pas d'être politiquement correct. Le philosophe revient sur des questions fondamentales : la perte de sens de l'opposition gauche-droite, la réhabilitation de la culture populaire contre la culture de masse, capable de créer des valeurs comme celle de la «common decency» (décence commune). Celle-ci est fondamentale pour Orwell car elle évite la volonté de pouvoir par ressentiment et humiliation interposés (pour une bonne part, le monde des associations grâce à la démocratisation de la volonté de puissance) en s'attachant à la concrétude du monde réel. Impossible avec elle d'exploiter son prochain ou de lui manquer du plus simple respect sous prétexte de révolutions à venir.

Pour Orwell, c'est cette idée de «progrès» qui doit être fortement interrogée : rend-elle plus humain ou moins humain ? Une telle question ébranle le mythe de la révolution et de l'émancipation via ce socialisme d'intellectuels, qui n'a cessé de faire advenir l'économie de marché en faisant croire qu'il la combattait. On saisit alors que le mot conservateur n'exprime pas seulement une idéologie réactionnaire. En reprenant et en citant les textes d'Orwell, Michéa nous restitue la pertinence et comble la méconnaissance que nous avions des textes de l'auteur de 1984 ; une méconnaissance due à une volonté de ne pas faire apparaître une critique aussi radicale du progressisme et de la modernité au sein de la Gauche.

Le texte À propos de 1984 prend appui sur le célèbre roman d'Orwell. Si Jean-Claude Michéa se sert plus de ce roman pour développer certaines idées, il parle en fait peu du roman. C'est d'ailleurs le problème de 1984 que de véhiculer des idées sous la forme du roman alors que le roman ne doit envisager la réalité que sous une forme spécifiquement romanesque. 1984 figure une vision par trop rigide et sérieuse, donc politique, d'une société totalitaire. Milan Kundera avait relevé ce problème de 1984 d'où, d'après lui, la maladresse humaine et le côté risible de notre condition avaient disparu. George Orwell a commis la même erreur qu'Orson Welles avec Franz Kafka dans sa transposition cinématographique du Procès : une vision uniquement politique et horrifique de cette politique. Car les personnages du roman n'agissent pas d'une façon romanesque mais comme des idées politiques déguisées en personnages. Le roman d'Orwell réduit la réalité à son aspect pure­ment politique et dans ce qu'il a d'exemplairement négatif. Il est critiquable qu'Orwell réduise cette réalité sous le prétexte douteux que cette réduction permet de lutter contre le totalitarisme alors que c'est précisément le mal même : la réduction de la vie à la politique et de la politique à la propagande. Cela dit, l'essai sur 1984, par les idées qu'il développe, reste tout à fait pertinent et remarquable, notamment le concept de la double pensée, la capacité à accepter simultanément deux points de vue opposés et ainsi mettre en veilleuse tout esprit critique, preuve sans doute qu'Orwell est bien meilleur intellectuel que romancier.

Cependant, la critique habituelle bourgeoise ne voit en 1984 qu'un roman antitotalitaire contre le soviétisme (le documentaire de la chaîne Arte George Orwell, Aldous Huxley 1984 ou Le meilleur des mondes, diffusé cette année, est symptomatique de cette vision) alors que Michéa rappelle qu'il va aussi contre la société libérale, socle de base du totalitarisme, comme Orwell le dit lui-même.

Le dernier texte est sans doute le plus offensif et le plus anarchiste. On peut reprocher à Michea trop de parenthèses et d'incises dans ses phrases mais le contenu est détonnant. Avec une sûreté sidérante et une culture livresque impressionnante, il cite des extraits d'Orwell qui font à chaque fois mouche contre l'imagerie naïve que l'on peut lui attribuer. Tout comme Marx et Engels, Orwell se méfiait des intellectuels qui s'immiscent dans les partis pour régner en s'emparant secrètement du fouet du maître pour l'exercer à leur tour. Ils avaient bien plus à apprendre des ouvriers que ceux-ci de ces intellectuels autoproclamés. Michéa développe plusieurs idées en critiquant le progressisme comme slogan et surtout en faisant le lien entre les totalitarismes staliniens et chinois, et la nouvelle gauche des grands centres urbains. Le long passage qui commence à la page 247 est le sommet de ce texte, fustigeant cette nouvelle gauche américanisée alliance, à partir de Mitterrand, entre la bourgeoisie «progressiste», la jeunesse étudiante des nouvelles classes moyennes métropolitaines et les différentes «minorités» ethniques, sexuelles, religieuses ou autres, qui représentent un petit bataillon (10 à 15%) contre le restant de la population et l'obligent à s'adapter à cette politique libérale. Cette avant-garde sociétale fait écran à la question sociale, c'est-à-dire au mode de vie concret des gens ordinaires, abandonnant toute critique réelle du capitalisme en portant uniquement l'attention sur des aspects fragmentaires ou isolés.

Le «système de pensée schizophrénique» qui définissait, aux yeux d’Orwell, l’essence même du mode de pensée totalitaire trouve son plein essor chez ces «moines-soldats de l’antispécisme métropolitain, apprentis bureaucrates de l’UNEF, en passant par le mouvement LGBT, le NPA, les «antifas», les Femen, les «écologistes» d’EELV ou les indigénistes racialistes, antisémites et décoloniaux», tous adeptes sous l'œil bienveillant de l’État libéral, du «monde de la haine et des slogans», fondé sur l’intolérance, l’intimidation verbale et/ou physique, la censure, la délation et la menace permanente du recours aux tribunaux (soit, en d’autres termes, cette nouvelle cancel culture empruntée au parti démocrate américain) – qui caractérise à présent la vie «intellectuelle» des sociétés libérales.

Michéa cite le documentaire Evergreen et les dérives du progressisme sur YouTube (sur ce qui s’est passé à l’Université d’Evergreen et plus généralement dans les universités des États-Unis) comme résultat effarant de cette dictature qui n’a rien à envier au maoïsme des années 60-70, chéri des grands bourgeois de l’ENS. Dénoncer, exclure, surveiller, proscrire, punir, imposer et censurer sont leurs armes, le tout au nom de la diversité et de la tolérance, quitte à ruiner des carrières et des vies. Le paradoxe est la venue d'une «nouvelle gauche devenue à la fois plus libérale que jamais dans ses dogmes mais également de plus en plus fascisante et totalitaire dans les méthodes de lutte de ses fractions extrêmes». Ce qui permet de perquisitionner l’intimité des gens et d’élargir le contrôle pour disqualifier tout comportement malséant à l’instar d’une surveillance généralisée à l’échelle mondiale via les réseaux sociaux. Ce stalinisme libéral est à l’égal des procès de Moscou... dans des gants de velours. Des maoïstes aux couleurs de l'arc-en-ciel.

Il n’y a là qu’un paradoxe apparent et il serait trop facile d'accuser Michéa si l'on ne comprend pas que cette bourgeoisie de gauche a supplanté la bourgeoisie de droite dans la gestion du libéralisme depuis 40 ans, et même jusque dans un anticapitalisme de façade, qui, comme par hasard, délaisse les classes populaires (comme le préconisait le think tank Terra nova), ce que n'aurait jamais osé proclamer un Marx ou un Orwell. Pendant ce temps, les députés des milieux populaires représentent moins de 3% de l'Assemblée nationale. Michéa rappelle une phrase d’Orwell : «Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre» (The Freedom of the Press, 1945). 


Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 09/12/2020 )
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