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La laïcité sacrifiée à la paix médiatique ? | | | Jeanne-Hélène Kaltenbach Michèle Tribalat La République et l'Islam Gallimard 2002 / 26.50 € - 173.58 ffr. / 348 pages ISBN : 2070762475 Imprimer
Encore un livre sur lislam, pourrait-on penser en apercevant la couverture de cet essai. Autant le dire tout de suite, il sagit enfin !- dun ouvrage de fond sur lenjeu que représente lislam pour la République. Avançons méthodiquement. Ce livre a un objectif premier: «nous dégriser dun engouement exagéré pour lislam.» Sagit-il de condamner une religion du point de vue théologique ou philosophique ? Point. Mais, comme lexplique le sous-titre « Entre crainte et aveuglement », les auteurs veulent notamment en découdre avec les clichés «angéliques» de ceux que lancien journaliste du Monde Jean-Pierre Péroncel-Hugoz appelait «Turcs de profession, orientalistes complaisants ou abusés [qui] se sont donnés pour tâche de présenter un islam à leau de rose à lheure où les musulmans de France sont confrontés à la tentation fondamentaliste» (dans son Radeau de Mahomet publié en 1983). Très actives au sein du Haut Conseil de lintégration, et donc a priori bien placées pour analyser la politique publique à légard de lislam en France, Jeanne-Hélène Kaltenbach et Michèle Tribalat déplorent «une sorte daveuglement enthousiaste à [son] égard» , reprenant le constat pourtant ancien de Jean-Pierre Péroncel-Hugoz.
Première étape dans leur démonstration, elles avancent que la politique à légard des immigrés de confession musulmane na cessé de se «dégrader», passant de la doctrine de lassimilation à celle de «lethno-différentialisme». Lassimilation, définie comme « un effacement progressif des spécificités ethniques », aurait laissé place à « une nouvelle « lutte » en faveur de la « culturo-diversité » [contribuant] à dépolitiser radicalement les enjeux de société, dont ceux de lintégration et de lislam. Or, lislam pose un véritable défi à nos institutions, et à lesprit de la république, avancent les auteurs. Elles notent, parmi tant dautres exemples, que selon les rédacteurs de la revue Islam de France, «est mécréant quiconque croit que les règlements et les lois établis par les hommes sont meilleurs que la charia islamique» (Islam de France N°8, 2000). Cest à dire que pour ces musulmans modérés, les lois de la République sont entachées des limites de la condition humaine, contrairement aux préceptes coranique, de nature divines, et qui leurs sont donc supérieurs.
Pourquoi est-il si difficile de faire ce type de constat sur la scène publique et dans les médias, voilà un mystère qui laisse perplexe Jeanne-Hélène Kaltenbach et Michèle Tribalat. Elles croient discerner cette paralysie de la lucidité dans la tendance actuelle à la sacralisation de lAltérité («on doit aimer lautre parce quil est autre»). Dans la reconnaissance de la spécificité musulmane en France (via des mesures, encore timides, daffirmative action) elles distinguent également le camouflage dune profonde dépolitisation de laction publique. Démonstration : les principes de la laïcité, établis par les lois de 1905 sur la séparation de lEglise et de lEtat, sont « désossés » de leurs «agents actifs» au profit dune lecture différentialiste prônant la liberté individuelle, devenue de facto supérieure à celui de lunité de la nation et au bien commun. Laltérité devenu cache-misère politique, cest effectivement une hypothèse à retenir en ces temps de crise de lEtat-nation. Les auteurs dénoncent aussi derrière ce détournement de la loi de 1905, le projet de «réparer» les dommages historiques de la colonisation causés à la tradition islamo-arabe, ou encore la situation économique des immigrés et de leurs descendants.
Troisième argument de poids, peu contestable : aucune religion nacceptera volontairement la laïcité, qui implique de reconnaître la légitimité dautres eschatologies; et daccepter de se voir poser des limites, notamment quant à lascendant des clercs sur les fidèles. Pour les auteurs, la laïcité simpose donc, par la force de la loi, aux religieux (cf. Henri Pena-Ruiz, auquel se réfèrent fréquemment les auteurs, et sa Laïcité pour légalité). Une grave question se pose enfin : la laïcité est-elle un concept occidental, et donc relatif ? Pour en finir avec ce préjugé qui a la peau dure, rappelons par une citation de Fouad Zakariya (in Laïcité ou islamisme) que la laïcité nest pas une arme de combat occidentale contre lislam (pas plus que contre le principe religieux): «Lensemble des valeurs par lesquelles nous avons caractérisé la laïcité rationalisme, esprit critique, rigueur scientifique et indépendance à l égard de lautorité intellectuelle loin dêtre le propre de la civilisation occidentale comme laffirment certains critiques de la laïcité, lui faisant par là un honneur quelle ne mérite pas doit être fondé dans le cur de lhistoire islamique» (propos rapportés par Henri Pena-Ruiz dans Dieu et Marianne
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Il est malgré tout une limite inhérente à ce type dessai : les termes dislam, de musulman, de pratique religieuse, etc. renvoient à 1001 définitions ou interprétations souvent concurrentes. Les sociologues des religions ne cessent de le démontrer, les idées ne se rencontrent pas à létat pur dans la nature. Mais admettre ce problème, cest aussitôt le dépasser. Car, et ce nest pas lexpression dune opinion que de le rapporter, lessentiel de ce livre, dense et riche, réside dans le constat de lincompatibilité théorique entre lislam idéal, celui des textes sacrés et de la jurisprudence constatée (au moins par les auteurs de lessai), et les lois de la République française hic et nunc . En résumé, on remarquera la compétition de deux universalismes, celui républicain visant à laccomplissement du sujet autonome, celui islamique proclamant la soumission à Dieu.
Curieusement, une journaliste du Monde a cru devoir étriller cet ouvrage (cf Le Monde des Livres daté du 4 octobre 2002), selon le réflexe qui consiste à tirer sur le messager pour ne pas entendre ce quil a à dire, et donc pour conjurer la réalité dune question musulmane quelle doit préférer ignorer. Il est tentant en effet de remplacer la réflexion politique par des considérations dordre moral et humanitaire, résumées par des slogans généreux et trop simples. Cest précisément ce que refusent de faire les deux auteurs de cet essai discutable par principe dans le sens où la recension des faits se combine à leur analyse, relevant elle de lopinion personnelle mais dans tous les cas très, très instructif.
Vianney Delourme ( Mis en ligne le 29/11/2002 ) Imprimer
Ailleurs sur le web :Un entretien avec Michèle Tribalat sur le site Proche-Orient.info | | |
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