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Le Conseil d’Etat, une tribu comme les autres ?
Bruno Latour   La Fabrique du droit - Une ethnographie du Conseil d'Etat
La Découverte - Poche 2004 /  11.50 € - 75.33 ffr. / 320 pages
ISBN : 2-7071-4472-X
FORMAT : 13x19 cm
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Comme les Persans de Montesquieu, ou le Huron de Voltaire, l’ethnographe au travail se pense d’emblée comme l’étranger, au regard non formé/déformé par les codes, les préjugés… Lorsque Bruno Latour, professeur à l’école des Mines, coutumier de ce genre d’approches (la religion, les laboratoires…), entre dans ce territoire si particulier que constitue le Conseil d’Etat, on est en droit d’attendre beaucoup (et cela d’autant que les délibérations sont théoriquement réservées). L’intention affichée par l’ethnographe est du reste scientifique et non polémique : «si nous pénétrons dans l’une des cuisines de la loi, ce n’est évidemment pas comme un inspecteur qui en vérifierait la bonne hygiène, mais comme un gourmet qui voudrait comprendre les recettes des chefs» (p.33). Toutefois, la cuisine du droit administratif et du contentieux suppose un bon estomac! Mais sous la plume de B. Latour, l’aridité de la matière s’avère relevée de quelques analyses piquantes.

D’emblée, l’auteur marque – de manière un peu artificielle peut-être – l’originalité d’une institution qui semble se penser hors du terreau social et historique, via une lecture singulière d’une carte d’invitation aux cérémonies du bicentenaire du Conseil d’Etat. Sans doute l’originalité réside-t-elle plus dans le fonctionnement et dans le commentaire de l’ethnographe : d’une vague affaire de pigeons, on aboutit à un conflit – central, quoique un peu hermétique au premier abord – entre la pratique et la règle, un duel (à fleuret moucheté) entre le conseiller pragmatique favorable à une solution de compromis et le juriste intransigeant, défenseur de l’orthodoxie juridique. Ce type de conflit se poursuit sous diverses apparences, comme dans le cas d’un règlement forestier disputé (un tableau parcellaire imprécis – l’erreur est de 24 ha sur 20 000 parcelles - mais qui solutionne de nombreux problèmes techniques) ou encore d’une nomination présidentielle contestable (car elle relève du pantouflage administratif), et éclaire la difficulté de la tâche d’une institution qui – dans le même temps – conseille et censure l’administration (plus encline à des solutions pratiques). Dans le dernier cas, l’auteur souligne même les variations possibles des avis de la cour, selon les gouvernements… Autres temps, autre droit ? Le lecteur, à la suite de l’auteur, s’interroge alors sur les personnels comme sur les mécanismes qui établissent la loi, et sur la part d’orthodoxie comme de pragmatisme dans la fabrique du droit. Qu’elle soit «tirée par les cheveux» ou qu’elle s’impose, la vérité du Conseil d’Etat est une norme avec laquelle il faut savoir s’accommoder.

Il en va de même pour le conflit, plus médiatique semble-t-il, entre les autorités judiciaire (représentée au final par la cour de cassation) et administrative (via le Conseil d’Etat), conflit qui suppose l’intervention ministérielle : les débats sur la compétence de chaque institution, et leurs échos, marquent à la fois l’importance d’une cour au rôle parfois énigmatique ou paradoxal, mais aussi l’hétérogénéité de la norme juridique, disputée par ses divers interprètes. L’expulsion d’un irakien trafiquant de drogue rappelle ainsi les enjeux externes (à la loi) de certaines affaires, et les responsabilités qui peuvent peser sur l’acte même des conseillers d’Etat. Elle éclaire également les modes de pensée et les moyens mis en place par l’institution. Du reste, on peut le mesurer en suivant, avec l’auteur, le trajet d’un dossier, et la mise en place progressive d’un «dispositif» (le lien entre les textes de droit et la réalité d’un cas), qui ne va pas sans bouleversements, jusqu’à la transformation, dans le cours d’une affaire, de ce que l’auteur nomme des «objets de valeurs», c'est-à-dire les critères qui manifestent intrinsèquement la force du droit.

B. Latour ne se contente pas d’observer les lieux et les dossiers : il s’intéresse aussi à ces ouvriers (à la pièce !) d’un type particulier, établissant (avec force croquis post-modernes, comme il est d’usage dans un travail de ce genre) une sociologie de la profession de juge quasi-suprême. Usant également du comparatisme, il fait un parallèle entre production de vérité juridique et production de vérité scientifique, parvenant, dans une partie conclusive très efficace (et assez inattendue) à une interrogation épistémologique sur ses propres pratiques et sur l’impact, mesurable, de la distanciation nécessaire entre l’ethnographe et les «etnographiés».

B. Latour est donc un Huron, ou un Candide, qui sait s’étonner, observer et commenter avec, par éclairs, une ironie mordante (dans les têtes de chapitres notamment). En particulier, les commentaires qu’il insère dans les différents extraits de débats un peu pointillistes sont autant de lumières jetées sur des dialogues qui paraissent obscurs : il s’agit là de préciser et d‘éclairer les enjeux autant que les pratiques. Mais il sait également se représenter au sein de son objet et questionner ses propres pratiques scientifiques : la démarche est intéressante, car elle invite le lecteur lui-même à évaluer la pertinence de sa lecture et de son regard. Surtout, B. Latour est un bon pédagogue (mais qui se laisse parfois bercer par la douceur confortable du jargon. Revenons à Boileau : ce qui se conçoit bien doit pouvoir clairement s’énoncer !) qui parvient à faire comprendre au lecteur ignorant des mystères de l’Etat quelques-unes de ces perplexités, de ces interrogations qui fondent le Droit.

Car l’Etat est l’autre acteur, en coulisse, de cet ouvrage, un Etat qui doit assumer ses contradictions lorsque le Conseil les pointe du doigt. En nous faisant pénétrer physiquement et culturellement au cœur de cette fabrique, l’auteur livre à la connaissance du public les mœurs d’une tribu originale, et révèle les arcanes d’une institution complexe mais nécessaire. Une lecture édifiante, qui s’adresse à tout curieux du droit comme d’un réel exotisme intellectuel.


Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 03/01/2005 )
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