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La montée en puissance d’une idéologie américaine | | | Alain Frachon Daniel Vernet L'Amérique messianique - Les guerres des néo-conservateurs Seuil - La couleur des idées 2004 / 18 € - 117.9 ffr. / 240 pages ISBN : 2020631571 FORMAT : 14 x 21 cm Imprimer
Si lune des principales vertus dun bon livre est sa capacité à nous débarrasser des idées reçues, LAmérique messianique dAlain Frachon et Daniel Vernet, journalistes au Monde, en est sans conteste un.
Face au déchaînement de violence quont représenté les événements liés au 11 septembre, depuis lattaque de lAfghanistan jusquau bourbier irakien, face à lunilatéralisme brutal de lAdministration américaine et au fossé quelle a creusé avec la diplomatie dune partie du monde, cette étude semble nous dire que derrière le chaos et lincompréhension se cachent parfois
des idées.
En effet, loin des caricatures guignolisées dont la France se repaît, en réaction aux insultes doutre-Atlantique, la première révélation de ce livre est que la guerre américaine en Irak na pas été lancée avant tout pour des intérêts mercantiles, quune autre stratégie aurait par ailleurs mieux servie. Elle était soutenue par des idées. Oui, les inspirateurs de cette attaque unilatérale et objectivement mal justifiée sont des « intellectuels », ou tout du moins des théoriciens, pouvant se réclamer à loccasion de Léo Strauss voire de Platon.
Si lultime guerre contre Saddam Hussein semblait, en létat, si incompréhensible à beaucoup dEuropéens, cest peut-être faute davoir pris en compte un facteur idéologique puissant, véritable lame de fond de la conscience américaine moderne : le courant néo-conservateur. Celui-ci, déjà fortement présent au sein de lAdministration Reagan, est revenu sur le devant de la scène après le 11 septembre. Il plonge ses racines, et cest la seconde surprise de ce livre, dans un courant danciens étudiants trotskistes du City Collège, établissement des classes défavorisées de New York, dont beaucoup de fils dimmigrants juifs ou irlandais. La fameuse Alcove One, lieu de rendez-vous improvisé devenu un symbole du mouvement, a été le témoin dune effervescence intellectuelle où se mêlaient un gauchisme anticommuniste, car antistalinien, et une confiance immodérée, souvent reconnaissante, dans les valeurs universelles de liberté portées par lAmérique et dans sa capacité à les imposer dans le monde.
Or la campagne de dénigrement de laction américaine qui suivit la guerre du Vietnam a brutalement détourné ces gauchistes particuliers des démocrates et des libéraux : pour les néo-conservateurs, lAmérique impérialiste, brutale, calculatrice, assoiffée de puissance, est une chimère inventée par les ennemis de la liberté. LAmérique doit être forte parce quelle est bonne et elle peut être bonne pour le monde parce quelle nhésitera pas à user de la force. Elle se doit de combattre la tyrannie partout dans le monde et sans complexe afin de remplir sa mission. Dès lors, défendre les intérêts américains nest pas moralement condamnable puisque cela revient à défendre lincarnation propagatrice de valeurs universelles.
Lidentité des néo-conservateurs nest donc pas fondamentalement politique : héritiers revendiqué du philosophe juif allemand Léo Strauss, ils adoptent son anti-relativisme culturel et sa défiance envers les instances internationales : la politique ne se fonde pas sur des conventions dont lappréciation est liée à lhistoire, mais sur des convictions ; tous les régimes ne sont pas égaux en valeur car il existe un droit naturel dont chaque homme peut se prévaloir et qui discrimine le tyran qui le bafoue ; les instances internationales sont suspectes car forcément de nature hégémonique. Cest dailleurs ce dernier argument, que lon retournerait volontiers, qui incite lactuelle politique américaine à ne pas voir dans lONU lincarnation du droit ou plutôt du juste.
Cet attrait pour les idées et la théorie, doublé pour beaucoup dune formation mathématique, explique la tendance de tous les esprits néo-conservateurs à rechercher la vérité moins dans un réalisme, quils méprisent dailleurs en politique, que dans lévidence des grands principes universels et de la doctrine américaine. Cette attitude intellectuelle sest trouvée puissamment confirmée par leur expérience dans lAdministration Reagan et la « lutte victorieuse » contre le communisme, sonnant comme une confirmation que lAmérique peut changer le monde en faisant triompher la liberté sur le statu quo.
Au sortir de la guerre froide, les néo-conservateurs considèrent que le Moyen-Orient représente la nouvelle zone de troubles et de dangers pour le monde. En logiciens, leur raisonnement fonctionne ici par modèle, analogie et enchaînements logiques. LIrak représente le parfait exemple de nation incontrôlable pouvant nourrir des desseins belliqueux envers les intérêts du monde libre et constituer un arsenal suffisamment puissant pour être dangereuse, ce qui est le principal facteur des dangers actuels. Or, si cet idéaltype est « converti » à la démocratie, une réaction en chaîne fondée sur lexemple sen suivra, comme pour les pays de lEst. Et cette propagation est le préalable et non leffet dun règlement du conflit israélo-palestinien. On connaît la suite, le décalage dramatique de la théorie et de la réalité et lactuel chaos auquel il a laissé place
Cette idéologie de la conversion, qui guide en partie laction de lactuel président des Etats-Unis, nest pas sans rappeler son parcours personnel et « intellectuel ». G.W. Bush, comme le souligne pertinemment lessai, a été doublement converti : dans les années 80, il est passé de raté alcoolique à chrétien ressuscité, croyant enthousiaste et lecteur de la Bible. Après le 11 septembre 2001, sous le poids des événements et linfluence des lobbyistes néo-conservateurs, il passera de conservateur traditionnel et isolationniste, à conservateur interventionniste, prosélyte de la liberté, cest-à-dire néo-conservateur. Ce parcours singulier fait coexister et se renforcer les deux missions qui composent lextrême radicalité du messianisme de lAmérique actuelle. En plus dêtre valeureuse, lAmérique est bonne : elle est la nation la plus fervente, et elle est bénie par Dieu. Le terrorisme, son envers, nest plus un événement historique, explicable ou compréhensible. Il est le mal personnifié et les nations qui le soutiennent, son axe. Le discours actuel du président repose donc à la fois sur des concepts néo-conservateurs, coupés de toute contextualisation historique et poussés jusquà leurs extrêmes conséquences par la foi. Sy opposer, cest, de ce point de vue, être coupable de nihilisme, de relativisme, pratiquement dhérésie, ce qui ne mérite que le mépris.
Ce que lessai dAlain Frachon et Daniel Vernet nous enseigne, cest que les idées ont des conséquences beaucoup plus fortes et inattendues quon ne le croit communément aujourdhui. Il doit nous faire comprendre que la fin du 20ème siècle, époque souvent dépeinte comme vide de sens et didées après la chute des grandes idéologies, na peut-être bénéficié que du calme des gestations précédant les retours tempétueux, violents et parfois destructeurs des croyances et des convictions.
Guillaume Ruffat ( Mis en ligne le 07/01/2005 ) Imprimer
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