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La démocratisation de l’Europe de l’Est, c’est aussi et avant tout cela | | | Collectif Claude Karnoouh Bruno Drweski La Grande braderie à l'Est Le Temps des cerises 2005 / 18 € - 117.9 ffr. / 329 pages ISBN : 2-84109-531-2 FORMAT : 15,0cm x 24,0cm
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Nous ignorons trop, nous Ouest-Européens, ce qui se fait depuis la chute du communisme dans cette «autre Europe» «libérée» et que nous aurions, paraît-il, la tâche historique et le devoir moral daccueillir et daider à se développer. Que navons-nous entendu à ce sujet entre 1989 et 1993, quand on nous vendit en même temps les retrouvailles fraternelles autour de lidentité commune, le pathos de la conscience européenne aboutissement post-totalitaire de lHistoire et la nécessité de Maastricht pour couronner ce triomphe démocratique dun grand marché unique doté bientôt de sa banque centrale et à lorée du siècle nouveau de sa monnaie : lEuro. Pendant ce temps, lEurope de lest commençait à se mettre à niveau, à se normaliser sur les normes de lEconomie.
Trop souvent, nous nous satisfaisons à bon compte de la rhétorique médiatique politiquement correcte qui nous assure quà lest tout va de mieux en mieux
Si nos élites et nos médias y trouvent raison de se glorifier tout en étendant leur emprise en doublant presque lespace de leur action et bientôt de leur souveraineté européenne, nous, «citoyens» avons, par un mélange de paresse, de profonde indifférence culturelle et parfois par fierté mal placée ou lâcheté, consenti à lhypocrisie publique qui réduit lévolution récente de lEurope centrale et orientale à la success story dune démocratisation sans heurts (les révolutions de velours, orange et autres) due à la victoire morale du droit et accompagnée dune modernisation techno-économique prodiguant les bienfaits de la civilisation à des "sous-développés". Tout au plus enrageons-nous parfois de la concurrence déloyale que nos protégés commencent à exercer contre nous : selon nos orientations politiques, nous y verrons en nationalistes obtus ingratitude de leur part ou en alter-mondialistes sociaux un mécanisme pervers de dumping et de déstabilisation minant les systèmes sociaux les plus avancés au nom du partage (forcément moral dautre part) du droit au développement. Oui, lEurope de lest, il serait urgent de sen soucier sérieusement et de létudier avec toutes les disciplines capables de nous en faire comprendre létat et les tendances.
Ce livre pourrait aussi sappeler "la grande braderie de lEst», si lon entend que la liquidation des avoirs qui y a lieu est celle des biens patrimoniaux de lEurope orientale. Car tel est bien le thème commun des essais réunis par Claude Karnoouh (mal orthographié «Kernoouh» sur la couverture) et Bruno Drweski. Quest-ce en effet que pourrait bien vendre lEurope post-communiste dans le grand marché de «la mondialisation» ? La mise en concurrence de toutes les réalités vendables car pourvoyeuses de profit dans un même espace commercial (Union européenne déjà pour certains pays, et pour tous OMC), oblige fatalement les pays les plus pauvres à vendre les quelques bijoux de familles qui leur restent de leur ancienne souveraineté nationale ou commune du bloc communiste, et à mettre leur population sur le marché du travail international en «jouant» des facteurs économiques attractifs (coûts de production, taxes patronales et salaires faibles) pour attirer les investisseurs de la Triade et en particulier de lOccident développé. Car le facteur géographique aidant, la proximité stratégique avec le cur riche de lUnion européenne rend lEurope de lest utilisable comme vivier de force de travail peu qualifié, ou qualifié mais payé relativement moins cher que les cadres européens. Pas dinvestissement en effet sans marché solvable «proche» (disponible sans coûts importants de transports) : ce peut être pour lAsie dynamique et, pour les Etats-Unis, qui disposent ailleurs dans le monde de telles marges à bas coûts, une raison de miser sur cette périphérie de lUnion européenne.
Les économistes libéraux de lOccident diront que cest la logique même de la croissance qui servira dascenseur à lEurope de lest. Mais quelle sera cette Europe, puisque, entre temps, elle aura été achetée par le capital supranational ? Vieille question sur la «nationalité» du Capital, certes, à laquelle des entreprises transnationales plus puissantes que des Etats, et des délocalisations apportent un élément de réponse pour notre époque «globalisée». Et si lEurope de lest était objectivement et peut-être intentionnellement dans certains milieux un des éléments stratégiques du dispositif de recomposition socio-économique et donc politique de gestion des ressources de la planète ? Et si la démocratisation à lest, loin de subir quelques coups darrêt provisoires et malheureux (en Biélorussie), cachait un autre phénomène plus inquiétant pour les sociétés «développées» voisines : la mise en place dun ordre largement maffieux aux portes de lUnion européenne menaçant de déstabiliser son système politique et social durablement et de contribuer à un ordre mondial rien moins que solidariste et démocratique ?
Cest en ce sens que Claude Karnoouh et Bruno Drweski, sappuyant sur une littérature rarement exploitée par les «spécialistes» institutionnels, placent le recueil sous linterrogation liminaire sur le sens de la chute du communisme («En guise davant-propos : déchiffrer lénigme de la chute») bien au-dessus des clichés de médias et de partis de pouvoir sur le miracle de la prétendue démocratisation. Dautant que (cf. G.M. Tamàs, professeur de philosophie politique à lUniversité CEU de Budapest, «Corruption et politique révolutionnaire») cette démocratisation rime souvent avec la mise en place de vastes réseaux de corruption par-delà le rituel nouveau de stériles pseudo-élections, avec ou sans fraude, mais sans alternative. Bruno Drweski étudie la réalité de la transition «du projet communiste à la réalité capitaliste en passant par un système hybride». Nicolas Bàrdos-Feltoronyi (Université catholique de Louvain) montre, dans le cadre dune analyse historique et logique, comment et par quels acteurs sopère «la rentrée du capital au centre de lEurope» depuis la dislocation du bloc communiste.
Le recueil transdisciplinaire traite en particulier de cas nationaux en bénéficiant de lexpertise de ses auteurs. Emilio Cocco (Assistant de sciences politiques à luniversité de Teramo en Italie), dans «Nationalisation et transformation de la propriété sociale en Croatie», explique en quoi a consisté la mise en place du système prétendument démocratique mais surtout national-autoritaire du président Tujman, protégé de "lEurope face aux Serbes, avec son népotisme et son clientélisme politique et économique. Dans «La privatisation en Pologne : passivité et stupidité», Dariusz Ciepiela, journaliste et vice-président dATTAC-Pologne, révèle les aspects de cupidité et de dépeçage de la privatisation qui, avec la complicité des partis de gouvernement (ex-communistes compris), met la main sur tous les biens de la Pologne «démocratique» : labsence dalternative qui encourage labstention prend aussi dans la population la forme «passive» dun mépris de la politique démocratique et dun désenchantement. Jozsef Böröcz (Maître de conférences en sociologie à lUniversité Rutgers et chercheur hongrois) passe en revue la diversité des situations et des potentiels, et la communauté de destin normalisé, dans «Les nouveaux entrants dEurope de lest dans lU.E. : différemment vôtres». Attila Melegh (de lInstitut national de démographie de Budapest), dans «De la réalité aux zones clair-obscures : changement de discours et effondrement du socialisme dEtat», montre comment lEst, qui autrefois était pensé comme une branche du modèle européen moderne, a vu son histoire dévalorisée comme sous-développement de village Potemkine idéologique et système oriental totalitaire, avec le relais décrivains et publicistes dissidents (Havel), et se trouve sommé depuis 1990 de prouver son européanité en reniant son expérience historique (par un changement de discours brutal et peu rationnel) tout en salignant sur le modèle occidental, ce qui paradoxalement favorise son absorption économique. Dorina Nastase (Centre roumain détudes sur la mondialisation, Bucarest), dans «Lintégration sans inclusion. Euroscepticisme à lest ?», contre les dénégations des gouvernements de lEst qui veulent lintégration et doivent faire croire à une mobilisation enthousiaste des populations, montre les doutes croissants que lexpérience post-communiste alimentent sur lavenir de lest dans le capitalisme européen. Prenant le cas de lenseignement, service public sil en est, Malgorzata Kobierska (Sociologue, INALCO Paris) dénonce «La privatisation de léducation en Pologne», conséquence évidente de la démocratisation capitaliste pour le citoyen polonais mis devant le fait accompli.
Certains auteurs étudient de près les conséquences de la fin du bloc communiste dans le monde (pour lui et ses partenaires) : Francis Arzalier («URSS et Afrique : la dislocation dun vieux couple et ses conséquences»), ou encore le grand économiste et ancien ministre libanais Georges Corm («Les conséquences de la disparition de lURSS sur le monde arabe»).
Tous ces phénomènes ne sont pas seulement occultés chez nous, ils sont encore niés par les élites et les médias à lest. Il faut bien en venir à lalliance des nouveaux pouvoirs pseudo-démocratiques, qui ont su confisquer les responsabilités et encadrer les élections désormais libres ou les priver de fait et en droit (avec la bénédiction de lEurope libérale) de potentiel anti-capitaliste, tandis que les citoyens et les consommateurs ont le plus grand mal à contrôler quoi que ce soit de décisif. Ce que Rik Pinxten (Professeur danthropologie culturelle à lUniversité dEtat de Gand-Belgique) montre dans «A propos des petits services et de ceux qui les rendent». Antonella Pocecco (Chercheur en sociologie à lISIG Gorizia, Professeur à lUniversité dUdine, Italie), dans «Socio-anthropologie des nouveaux clercs européens : idéologie, conformisme intellectuel et esprit libre», dépeint et classe les idéologues de la nouvelle normalisation, des enthousiastes agressifs ou lyriques aux résignés du moindre mal, et signale lexistence dun courant pessimiste mais à sa manière réactif, plus créatif sur le plan intellectuel, peut-être la base dune future contestation organisée.
Ces aspects du monde globalisé augurent mal de la suite «chez nous». Tout se passe comme si lEst était un laboratoire à ciel ouvert et à grande échelle des possibilités de régression de lEurope, autrefois social-démocratisée, vers un monde des corporations et des réseaux économiques insaisissables protégés par le droit libéral érigé en canon (la «fin de lhistoire»). Claude Karnoouh, philosophe de léquipe, dans «De la chute du communisme à la tiers-mondialisation ou lacheminement de la modernité tardive en Europe de lest», voit dans les phénomènes les plus crus de cette région une probable amorce dun phénomène plus général, par contagion, dans le cadre de lespace ouvert global, et prend dans la méditation heideggerienne sur lessence de la modernité comme déploiement de la Technique (ou la techno-science comme assujettissement universel de toute réalité à un projet dinstrumentation) qui objectifie tout, lidée dune identité ou dune affinité profonde entre capitalisme global et Technique, du fait que lobjectivisation a partie liée avec la valeur marchande. Son ancien étudiant, aujourdhui professeur de philosophie en Roumanie, Gabriel Chindea, sen prend aux légendes sur le post-communisme et maintient ouverte la discussion sur le sens des événements de la région depuis quinze ans dans un texte brillant, intitulé «Ce que le post-communisme nest pas».
Le dernier texte, et pas le moins intéressant, émane justement dun de ces intellectuels de lEst détonants, brillants, iconoclastes et réfléchis, dont parlait Antonella Pocecco, Vaclav Belohradsky : «La Globalisation : toutes les poubelles rejetées dans un même monde». Partant du cynique Manuel de conversation de lhumoriste italien Campanile, géniale dénonciation du novlangue des conférences du monde global, Belohradsky, dans une bouffonerie pleine de sens à la Boulgakov ou à la Voltaire, nous montrera, à propos de la Globalisation, en deux points et selon un parcours rhétorique balisé très rassurant (forme nouvelle de la théodicée) comment notre sujet a) nous donne des raisons despérer et b) savère un nouveau commencement ! Puis sappuyant sur les préceptes méthodologiques du philosophe de la communication et de lère des médias Mc Luhan, notre orateur développe les quatre «tétrades» de son discours, apologie paradoxale bien digne de la bêtise officielle mondialisée : 1) «comment les gens sont devenus les gardiens de la terre», 2) «comment la différence entre la caverne des ombres et le monde extérieur est devenue une fable» (superbe récupération inattendue de lallégorie platonicienne et du renversement nietzschéen), 3) «comment labondance communicative a-t-elle transformé nos cités en villages globaux ?» (le cyber-espace, producteur dinégalités croissantes, de manipulations aussi, na rien des vertus démocratiques et universalistes quon lui prête) et enfin, last but not least, 4) (dialectique !) «les vérités dont lopposé sont dautres vérités».
Conclusion humaniste : «La globalisation est aussi un produit de la culture humaine ; elle est un dieu que nous avons créé. Nous devons être attentif à ne pas perdre notre souveraineté face à cette re-contextualisation mystifiante du gaspillage de notre passé. Transformés en nouveau commencement splendide, nous sommes prêts à ne rien apprendre de notre fin». LHistoire nest pas finie...
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 13/01/2006 ) Imprimer
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