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Epuration festive
Philippe Muray   Après l'Histoire
Gallimard - TEL 2007 /  16,50 € - 108.08 ffr. / 686 pages
ISBN : 978-2-07-078383-0
FORMAT : 13,0cm x 19,0cm
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Le roman de l’absence d’autrui est la seule aventure humaine qui puisse désormais être contée.Après l’histoire sort en poche après être paru en deux volumes aux Belles Lettres. Il rassemble deux années de chroniques mensuelles écrites en 1998 et 1999, sous forme de journal de bord avec des analyses scrupuleuses et pertinentes sur l’époque post-moderne que Philippe Muray haïssait par-dessus tout. Et il y a de quoi.

Il décrit ainsi une longue période en grave mutation, partant, la plupart du temps, d’exemples pris dans divers journaux ou observés directement par ses soins, qui n’ont pour aucun d’entre eux de comparaisons semblables avec un passé encore récent (Disons 1950-1960, bien que l’ère festive, si elle prend racine durant les années 70, n’explose littéralement qu’au début des années 90.). Muray voit et souligne un monde qui change dramatiquement vite mais qui surtout laisse place à des faits actuels totalement inédits, ce qui ne serait rien en somme s’ils n’avaient pour but caché, de proposer un Mal encore plus nocif que celui qu’ils tendent à supprimer. Ce mal est alimenté par un esprit de fête permanent qui englobe à coup de grandes avancées conceptuelles l’esprit humain! C’est ce monde posthistorique qu’il tente ici de définir et de saisir en montrant de façon extrêmement précise et documentée la teneur purement nouvelle des faits relatés.

Ces métamorphoses sociales, politiques, économiques, juridiques et culturelles, s’implantant à une vitesse surprenante, prétendent éradiquer, au nom du modernisme ambiant, toute idée du Mal au nom d’un Bien général qu’elles génèreraient, ce qui semble contenter les assoiffés de fêtes, de massification ou autres consommateurs fous de concepts en tout genre, tout en provoquant de façon perfide, dissimulée, ou encore perverse, un monde uniforme, une vision unilatérale de ce qui est bien et mal. Une nouvelle idéologie présentée insidieusement comme factuelle ou purement citoyenne mais qui cache et parsème une politique sujette à un nouveau totalitarisme. La thèse de Muray est la suivante : Il décrit ici un monde tellement miné par le libéralisme que ce dernier propose de créer pour ses consommateurs afin de mieux les manipuler une société hyperfestive qui aura pour but principal de les dé-singulariser, d’annihiler les différences de bases (adulte/enfant, masculin/féminin, ville/parc, vie/mort, etc.) en vue de créer une immense foire généralisée et s’implantant dans les secteurs les plus importants de l’activité humaine au nom du bien de tous et de l’émancipation globale du citoyen. «L’ère hyperfestive» est née et peut s’étendre à volonté ; avec en arrière plan une idéologie qui n’autorise en aucun cas de contestations ! (Puisque qu’elle sait ce qu’est le bien pour tous !)

Dans ce livre essentiel et maîtrisé d’une plume de maître, Philippe Muray, dont la post-modernité est devenue l’ennemie numéro 1, recense durant deux années consécutives, celles qui précèdent l’an 2000, âge d’or de l’ère festive, une multitude de faits concrets, de discours politiques, d’actes citoyens, de manifestations symboliques, de comportements nouveaux pour rendre compte de cette mutation anthropologique, distinguant une bonne fois pour toutes deux mondes distincts, l’ancien monde et le nouveau monde, l’histoire et après l’histoire, dernière phase où nous nous trouvons, comme englués dans l’irréversible et l’inédit. Il invente le terme «Homo festivus » pour décrire le nouvel homme du vingt-et-unième siècle : une espèce de «néo-beauf» obsédé par l’apparence, le jeunisme, la technique, la fête, la pureté, la santé, la transparence, la tolérance, l’hédonisme, le tourisme, l’indifférenciation, le pénal, l’art moderne, au nom d’une vertu apparemment universelle, en fait celle qu’il a définie afin de la proclamer et de l’étendre. Ce genre nouveau est le symbole d’un pouvoir dominateur qui, sous couvert d’idées très sympathiques de paix et de tolérance, nous impose un monde globalisant, rejetant toute contre pensée (surtout si celle-ci est puisée dans quelque passé rugissant), et marqué par une idéologie bien pire que ce qu’elle entend dénoncer. Une nouvelle idéologie dont la propagande ignoble est dissimulée dans les roues des rollermen, les décibels des raves parties et les cotillons de Paris-plage. L'Homo festivus veut éradiquer tout monde ancien, se mêle de ce qui ne le regarde pas, impose son festivisme partout et ne conçoit aucun contre-pouvoir ! Muray, hagard devant ces changements, nous propose de les mettre au grand jour en vue de les piéger définitivement devant leurs multiples contradictions.

L’ère festive a pris le pouvoir au nom du Bien pour tous. Le jeunisme, le loisir, l’uniformisation, la flexibilité, l’industrie de l’éloge, les fabricants de concepts imposent de manière terrifiante leur terrorisme à usage festif ! Et personne n’est en droit de la critiquer au risque d’être taxé de réactionnaire, voire même de fasciste, car c’est au nom du Bien de tous que la société bouge. Muray nous décrit ici un monde consternant, noyé par la bêtise d’abord humaine, l’homme en fait preuve depuis la nuit des temps, mais pris d’assaut par le pouvoir médiatique gavé de «people», politique rongé par l’obtention à tout prix du pouvoir, puis économique dont le libéralisme a pris les commandes depuis quelques décennies. Ces trois instances ont su, au nom de ces maîtres mots et par le développement d’autres idéaux puisés dans cette nouvelle ère festive, instaurer une nouvelle humanité dominée par cette idée du Bien. Du bien qui devient pire que le Mal. Un empire du bien, une espèce de nouvelle tyrannie à laquelle on aurait mis un nez rouge. Sauf que ce nouveau despotisme clownesque n’a définitivement rien de drôle.

Car Muray a ses idées sur la question. Sensible à ce que représente la vie humaine avec ses qualités mais aussi ses défauts, ses moments de grand bonheur, mais aussi ses limites, conscient que la mort, le malheur et autres réalités sordides font aussi parties de la vie (autrement dit sa négativité), il accepte purement et simplement ce qu’est le principe de réalité en prenant tout simplement en compte la complexité de la nature humaine, ce que tendent à nier les partisans de cette nouvelle ère qui au nom de sa formidable illusion, annihile purement et simplement ce qui a fait l’homme et la nature depuis la nuit des temps ; c’est-à-dire un condensé subtil de bien et de mal où la perfection n’existe pas au détriment du mystère humain et de son côté éminemment imparfait. Ce que notre nouveau monde n’accepte en rien. Il n’accepte pas que la neige, la mer ou le ciel (source de loisirs intensifs, de tourisme de masse, de sport de haute voltige) se rebiffent de temps en temps ! La nature doit se ranger au rang de concept dans ce monde festif. Exemple pris parmi d’autres, de la post-historicité.

Les conséquences sont, à bien réfléchir, non seulement inédites (d’où ce concept de post-histoire, nous sommes dans rien de comparable), mais proprement inquiétantes. Au nom du «festivisme» le plus coriace, de l’art moderne le plus ridicule, de la technique la plus dangereuse, tout est permis, et le moindre refus est banalisé, la moindre critique censurée au nom du modernisme qui délivre l’homme de ses contraintes, et lui permet de «s’éclater» en temps et en heure. Le capitalisme a bien compris qu’aucune dictature ne pourrait s’implanter facilement puisqu’elle entache les principes fondamentaux de la dignité humaine. Alors, en proposant à l’humain-moyen une posture de consumériste, de ne plus jamais être malade, de pouvoir bronzer sur des quais ensablés, de se déplacer en rollers, de patiner dans la tour Eiffel, de faire du tourisme de masse, de s’aider en permanence de la technique, d’affirmer son existence par quelques «prides», de briser les singularismes de base, de transformer la ville en immense parc d’attraction, bref de lui proposer un terrorisme à usage hyperfestif où il sera le centre de la cité (et son nombril, celui du monde), où il sera rassuré d’exister, il en fait un vrai mouton aveuglé par ses désirs et l’entraîne dans un système unique, égoïste, égocentrique, où la seule vision possible sera l’excès de jouissance, l’obsession du «Moi» et l’intime conscience de faire acte de citoyenneté et de tolérance.

La grande thèse de Muray est de montrer que ce monde domestique n’a pas de précédent. Et pour cela, il peut s’appuyer sur Péguy qui au début du siècle dernier déclamait déjà que le monde moderne n’a jamais eu de précédent. Et bien, ce monde post-moderne, posthistorique est un monde indépendant, ne reposant sur aucune autre structure du passé. Et Muray de citer par dizaines des exemples indigents qui confortent notre monde en pleine mutation et que certains se refusent de voir, de toute évidence pour cautionner ces menus faits qui agrémentent aveuglément leur vie de tous les jours. Le beauf idéologue a pris le pouvoir et impose son idéologie auprès des classes sociales, elles-mêmes embeauffisées. Ce monde gouverné par cet esprit de fête permanente (qu’avaient justement pressenti Nietzsche, Musil, Aymé ou encore Bernanos), conceptualisé par nos gouvernants (Lang, Royal, Jospin, Chirac et Clinton (pour ne citer qu’eux) étant les instigateurs de premier ordre), instaure une nouvelle humanité bornée, dictatoriale, obsédée par ce qui devient un devoir festif, au nom d’un système néo-libéral qui a pour but ultime d’emprisonner la planète dans son règne économique, mais qui, au-delà, abolit et censure toute volonté critique en vue d’exterminer l’art au nom de l’accord général. Dans ces sociétés dites démocratiques, l’autodafé n’est plus de rigueur, mais l’on évacue de plus en plus (par les médias hyper puissants, le pouvoir politique et les grosses multinationales qui possèdent la moitié des marchés mondiaux) grâce à la volonté de rentabilité permanente, l’intelligence et l’art tels qu’ils existaient encore il y a quelques dizaines d’années.

Sous cette société hyperfestive convaincue d’éradiquer le mal s’instaure une société basée sur la transformation du réel obsédée par la transparence absolue d’où une envie de pénal permanente au moyen d’associations militantes (féministes, écologistes, animales, etc.) contribuant à endoctriner dans une espèce de tourbillon conceptuel, ses usagers. Avant, la dictature interdisait tout à l’homme, aujourd’hui, la société posthistorique le lui impose. Tout ce qui ne rentre pas dans le système ultra festif, ultra tolérant, ultramoderne est banni et annihilé, sans détour, et possibilité de justification. Telle est la loi de l’Homo festivus.

Sur le livre en lui-même, notons que même si Philippe Muray observe aussi le spectacle atroce de cette «festivosphère» en transe en tant que simple citoyen (plus tard, il assistera, médusé, à la première Nuit blanche à Paris !), il s’en remet essentiellement aux journaux et aux feuilles délirantes des Monde, Libération, et autres Nouvel observateur, organes du tout festif qu’il méprise certes, mais dont il se sert pour contre-attaquer leurs théories ou commenter les faits-divers relatés par ces derniers. Bien évidemment, il n’avait pas le don d’ubiquité, mais, et c’est l’unique réserve que nous mettrions à ce livre absolument indispensable, les journaux en tant qu’instance médiatique hyper puissante ne reflètent que ce qu’ils veulent bien montrer. La vie est ailleurs comme l’écrivait Kundera. Les médias ne représentent pas toujours la société qu’ils tendent à décrire ou à analyser même s’ils permettent à Muray de tomber sur des articles typiques de l’époque. Cette «abomination clignotante», pour reprendre une expression de l’auteur, est un clin d’œil féroce à l’oxymore telle qu’il est utilisé à profusion par l’époque post-moderne qui, en voulant tout indifférencier, s’en sert pour nommer ce qu’est Homo festivus, ce rebelle citoyen !

Ce serait une injure au talent d’analyse et d’écriture de ce grand écrivain d’omettre ici quelques unes de ses nombreuses définitions de cette société posthistorique et surtout de l’idéologie qui y règne : «La fête est clairement, et pour tous ceux qui veulent voir, l’essence même de la société ; elle représente aussi ses fortifications. Le mouvement du festivisme, qui est contemporain de la sortie du temps historique, est celui du «dépassement» de toute fête, et de l’établissement d’une sorte d’«âge d’or» de seconde main, bouffon et vertueux, dont l’interprétation semble d’autant plus difficile à mener qu’il est étroitement lié à une dé-temporalisation de plus en plus rapide.» (p.197)

On peut ne pas être en accord avec toutes les réactions de Muray car il évoque un grand nombre de thèmes durant ces 700 pages mais son livre a le mérite de tisser un panorama global de l’immense parade occidentale festive, nombriliste et totalitaire de cette fin de siècle et d’en déjouer les mécanismes les plus vils, les réflexes les plus sordides et les croyances les plus absurdes. Bref de voir comment cette perte insensée du réel est arrivée et perdure.

Philippe Muray nous a quitté en mars 2006, il n’aura pas eu le temps d’écrire le cinquième volume de ses Exorcismes spirituels, chroniques qui ont succédé brillamment à celles de Après l’Histoire, et qui, c’est certain, n’auraient pas manqué de relever le nouveau virus qui infeste le tout Paris en ce moment, le «Vélib» utilisé à foison par le dictat de ce nouvel homme sans dialectique, le terrible Homo festivus. Nous n’aurons pas non plus son avis sur l’immonde «Coupe du monde des SDF» qui vient de voir le jour à Copenhague et dont la France a présenté son équipe ; tournoi (qui se joue sur des terrains réduits, en béton et dont les cages ont été diminuées!) qui se déroule bien évidemment dans un esprit sympathique, festif, solidaire, tolérant, positif, bref, on a compris…

Mais laissons lui le dernier mot, résumant d’une traite cette idéologie du bien : «Mais personne n’ajoute que, justement, telle qu’elle est, cette société est en ruine ; et que cette interminable coulée de fêtes, cette nappe, ce magma de happening robotisés, ce tissu sans coutures, ce fastidieux texte sans ponctuation qui nous est imposé depuis maintenant quelques années peuvent être considérés comme un très long rituel de passage, comme une procédure d’acclimatation aux ruines mêmes ; ou à la société en tant que ruine. De tout cela, nul ne dit plus jamais rien. Au roman de l’absence d’autrui correspond une absence de pensée critique qui, elle non plus, n’étonne personne» (p.238).

Ajoutons encore ce qui pourrait résumer l’idée essentielle du livre, magnifiquement traduite ici dans ce cours extrait : «L’ère hyperfestive a le plus haut intérêt à vendre littérairement le contraire de ce qu’elle fait exister à un train d’enfer : l’apparence de la liberté, de prétendus particularismes, des semblants de singularité, un temps non encore écrasé sous la violence du temps mondial appliqué à imposer la morale mondiale et à faire disparaître toute singularité, toute souveraineté, tout particularisme résiduel. Il s’agit toujours de faire croire que subsiste encore ce que l’on s’est obstiné à détruire : le voyage, l’espace, l’ailleurs, les sexes, l’aventure, la vie, l’imprévisible, l’individu» (p.472).


Jean-Laurent Glémin
( Mis en ligne le 07/09/2007 )
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