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Feldman, l’''extrémiste poétique'' | | | Morton Feldman Écrits & Paroles Les Presses du Réel 2008 / 19 € - 124.45 ffr. / 464 pages ISBN : 978-2-84066-250-1 FORMAT : 12 x 19 cm
Textes réunis par Jean-Yves Bosseur et Danielle Cohen-Levinas. Imprimer
Morton Feldman (1926-1987), dont la renommée posthume supplante doucement celle de John Cage, raconte lhistoire suivante : «Deux rabbins, qui étaient des amis intimes, ont survécu à lHolocauste. Lun est allé à Londres, lautre quelque part en Amérique du Sud. Le rabbin londonien écrit à son ami : Dommage que tu sois si loin. Lautre lui répond : Loin doù ?»
Lanecdote illustre le caractère singulier de Feldman. Dabord, sa place dans ce quil est convenu dappeler la musique contemporaine, loin des avant-gardes et des nostalgies, mais au plus près des sons : luvre de ce myope est une sorte de Microcosmos acoustique. Ensuite, son goût de lanecdote révélatrice, hautement revendiquée (ainsi, ce dialogue avec le «diable» Stockhausen : «Il ne faut pas harceler les sons. Même pas un petit peu ?»). Puis, lair de rien, laffirmation aussi modeste que ferme de sa judéité et du «deuil» (de Schubert, élude-t-il) qui imprègne son uvre. Aveu qui ne lempêche pas, dès 1949, de mettre en musique des extraits du Voyage de Céline. Enfin, fort dun adage de Lord Byron («Qui veut expliquer lexplication ?»), son goût de la métaphore esthétique. Ses écrits fourmillent de formules à lemporte-pièce qui feraient concurrence à Glenn Gould et sont tout le contraire de sa musique, morceau dunivers en extension. «Mon attitude nest pas éloignée du refus de mon père de demander sa route quand nous étions perdus
» «Si seulement je pouvais trouver une chaise confortable, je rivaliserais avec Mozart
» Ou encore, au sujet de ce grand erg quest Triadic Memories : «Cest un peu comme de marcher dans les rues de Berlin, où tous les bâtiments paraissent semblables, même sils ne le sont pas.»
Feldman exprime-là sa plus chère idée, qui le distingue de lécole répétitive et minimaliste : variété nest pas complexité. Avec quelques notes, quelques accords, quelques hauteurs et jalons déterminés, pourvu que linterprète sefface et que lauditeur reste aux aguets (ce quil obtenait souvent par des dynamiques très faibles), on obtient des figures toujours semblables et toujours changeantes, comme un mobile de Calder. «Je peux me contenter de réarranger continuellement les mêmes meubles dans la même chambre
» Il rêvera même décrire une pièce de piano pour un seul doigt
rien que pour embêter Stockhausen !
Ingrédient essentiel : du temps. On se rappelle que Léonard de Vinci, à force dattention ou dinattention , devinait des scènes de bataille dans les taches dhumidité. Écouter Feldman relève de la même hallucination volontaire. Il ne la pas compris avant les années 1970 : une uvre de 25 minutes, même dépouillée de tout «geste», porte une signature ; mais au bout dune heure, loubli gagne, le son impose sa présence, revendique ses droits, cesse dêtre un objet pour devenir vivant. Question déchelle. Cette apparition de la vie, au sein du bouillon primordial, est le cadeau miraculeux qui guette lauditeur transi des vastes fresques infimes que sont Why Patterns? (1978), String Quartet (1979) ou Clarinet and String Quartet (1983).
Feldman rêve que son uvre soit observée comme un phénomène de la nature. «Ce qui mintéresse, cest la manière dont cette bête sauvage [le temps] vit dans la jungle.» Sa musique se caractérise par une sorte de désengagement non seulement de la vie sociale, mais de lart lui-même, «dangereux» à raison du «mensonge» quil inocule et de son messianisme. «Pour moi, cest le matériau qui est le héros, pas le compositeur.» Dans les années 1950, certains se demandaient ce qui distinguait dun travail pictural ses partitions de graphic music, en forme de carrelage phonique. Voilà qui lapparente à ses peintres favoris : Mondrian, Rothko, Pollock, De Kooning, Jasper Johns. Comme si Feldman était le premier compositeur à décoloniser les pays conquis, déchristianiser les terres évangélisées, dépolluer les nappes saturées de lHistoire de la musique. «Tu es un extrémiste poétique !», lui lança un jour John Cage.
On a donc qualifié de contemplative, voire de zen luvre empirique de ce spectateur du matériau musical, entièrement disponible au mystère des sons. Cette influence, Feldman la repoussait dune boutade : «Ma dette globale vis-à-vis de la culture orientale est la cuisine chinoise
» En revanche, il na cessé de collectionner les tapis turcs anciens, dont les infimes irrégularités («crippled symmetries», pour citer lune de ses uvres) le fascinaient, preuve que laccident et la symétrie ne sont pas fâchés. Doù, également, son concept de «variation discrète». Tout le travail de Feldman consistant alors à prendre patience et rendre perceptible limperceptible.
Comment sétonner encore que limperator Boulez se soit méfié, dès les années 1950, des orientations par trop laxistes de Feldman ? Verdict : «trop imprécis et trop simple», ce qui sonne comme un manifeste. «Régression», ajoute Boulez. Au sens de «décroissance» quil prendrait aujourdhui, cet anathème sapplique on ne peut mieux, en effet, aux efforts de Feldman vers le moins-disant systémique. Il gardera toujours une dent contre la mégalomanie de Boulez, suspect davoir vampirisé Webern et de se prendre pour Napoléon, avec sa manie de vouloir sortir des sentiers battus : «Il est tout ce que je ne veux pas que lart soit.» En matière de Français, il préférait Beckett.
On doit à Jean-Yves Bosseur la matière principale de ce livre touffu. Il se compose dune consistante monographie, dun hommage contrit de Steve Reich, de photos et dune vingtaine de textes de Feldman essais, entretiens, conférences, souvenirs, apologues et anecdotes dont lhumour, la portée et lérudition parfois elliptique sont une joie, quelque inégale que soit la traduction. Quimporte, si cest ainsi que «Morty» est grand !
Olivier Philipponnat ( Mis en ligne le 06/07/2009 ) Imprimer | | |
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