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| Marc Vignal Jean Sibelius Fayard - Musique 2004 / 40 € - 262 ffr. / 1180 pages ISBN : 2-213-61663-9 FORMAT : 13,5 x 21,5 cm Imprimer
Lentement, intelligemment, Fayard comble le retard accumulé sur ses pairs anglo-saxons en matière de biographies musicales. Ne parlons pas de Béla Bartók, ce géant, dont les seules études densemble, sommaires, remontent à 1949 (Serge Moreux), 1963 (Pierre Citran) et 1982 (Yann Queffélec), seule la deuxième étant disponible. Quant à Jean Sibelius (1865-1957), son cas est encore plus simple : aucun livre ne lui avait été consacré depuis 1965 (par Marc Vignal, déjà), si lon excepte le Sibelius de Jean-Luc Caron (LAge dHomme). Quelle injustice, alors que son uvre na cessé dêtre diffusée, que son influence grandit sur une jeune génération libérée de ses carcans, quon lécoutera dans cinquante ans en se demandant qui était Pierre Boulez, lequel aura fait dans le même temps lobjet dun culte livresque pour le moins suspect.
Il est vrai, comme le rappelle Pascal Dusapin dans sa préface militante, que Sibelius a toujours été « mal entendu » en France, où René Leibowitz, métropolite des Vieux-Croyants du sérialisme, le présentait comme « le plus mauvais compositeur du monde » mais qui se souvient de Leibowitz ? Il est vrai aussi que Sibelius, comme tous les grands créateurs, sest peu expliqué sur son uvre. Les schönbergiens, dont le culte de la structure paraît aujourdhui atrocement rétrograde, en ont conclu que le compositeur finlandais, qui puisa si souvent son inspiration dans un pays quAlexandre Dumas voyait en forme déponge, était un attardé, ignorant la polyphonie, la dialectique et la forme sonate, orchestrant comme un rustique, porté par un instinct rudimentaire et vide didées.
Que la Finlande ait été ballottée tout au long du siècle entre Allemagne, Russie et ambitions patriotiques, et son compositeur « national » récupéré par les uns et les autres, a certes dissuadé plus dun de considérer sa musique avec objectivité. Le plus cruel, pour une fois aveugle, fut Theodor Adorno qui, dans un célèbre article de foi, a cloué Sibelius au pilori, raillant son inertie et lui rendant linvolontaire hommage de ne trouver dans son uvre « aucune palette, rien que de lencre ». Cest quen effet les perspectives lointaines et la substance de lorchestre sibélien, produit brut de limmense taïga finnoise, ne visent pas à la luxuriance. Marc Vignal raconte que lune de ses dernières paroles fut pour saluer le passage des grues, « oiseaux de mon enfance », dont le cri fruste traverse toute son uvre comme une question sans réponse.
Le factum dAdorno était buté et ne se distinguait de larbitraire jdanovien que par son adulation du formalisme. Dans ce domaine, lapport de Sibelius ne pouvait guère être compris de ses contemporains les plus dogmatiques : il fut de répondre au cul-de-sac où était parvenue la tonalité non par un assassinat froid et méthodique, mais par une régénération qui supposait labandon des vieilles structures. En Allemagne, des chefs aussi pénétrants que Furtwängler et Karajan furent seuls à sentir la puissance contenue du développement « sans coutures » par progression organique : concept fractal, aux antipodes de la tradition germanique. Sibelius, après sa Deuxième symphonie (1902), eut ce courage inouï de se soustraire aux controverses esthétiques, par une prescience des procédés néotonaux « métamorphiques » pour parler comme Per Nørgard qui le premier sen avisa en 1954, et dont se réclament aujourdhui tant John Adams que Magnus Lindberg, Pascal Dusapin, Wolfgang Rihm, Gérard Grisey, etc.
Musique inculte, musique élémentaire, musique sismique : Adorno se doutait-il, en la jugeant « incompréhensible », quil définissait au plus juste cet objet rétif à lintellection, mû par sa dynamique interne, jaloux des phénomènes naturels ? Sibelius ne pérorait pas sur des séries de douze notes, il questionnait face à face le mystère ontologique, et les réponses quil a transcrites étaient si écrasantes pour lHomme quaprès les témoignages surnaturels de sa Septième symphonie (1924) et du poème Tapiola (1926), il préféra ny rien ajouter pendant trente ans
même si Vignal nous donne enfin des nouvelles de la fantomatique Huitième, que lon croyait partie en fumée, mais dont subsisteraient assez desquisses pour envisager une reconstitution.
Sibelius, devenu mutique, ne se convertit pas dans le trafic darmes en Érythrée : fumant cigare et ventripotent (ce que ne nous montre aucun cahier hors texte), mais rongé par linquiétude, il était devenu après-guerre le monument le plus visité de Finlande. Le temps de Mahler, comme prophétisé, est venu cinquante ans après sa mort ; advient aujourdhui celui de Sibelius, dont les cuivres continuent davertir lhumanité dénaturée du cataclysme qui la guette. Un demi-siècle : cest ce quil a fallu pour que son uvre, aérolithe impénétrable, sinscrive dans lhistoire des formes comme un présage de linsurrection des sons soumis à la torture mentale, la manipulation génétique, la marche au pas de loie. Post-tonal, post-sériel, post-totalitaire, Sibelius guidera lorchestre occidental du XXIe siècle, sil survit.
La biographie de Marc Vignal, bénéficiant de décennies de recherches, nous permet de découvrir un Sibelius inconnu, révélé entre autres par les carnets intimes auxquels se confiait, au milieu des années 20, cet homme dévasté par la mélancolie, paralysé par lexil mental, entamé par lalcool dans lequel il pensait les dissoudre. Du héros élu gloire nationale à vingt-sept ans jusquà lermite silencieux de Järvenpää, Vignal a dressé un triple portrait : celui dun Finlandais dont le destin, par caprice de lhistoire, fut très tôt lenjeu de revendications antagonistes ; celui dun homme qui, confronté à lénigme de la création, y aura répondu sans tricher, avant de savouer vaincu ; celui dun artiste, enfin, dont lintégrité et la singularité (soulignons ici la qualité des analyses musicales) seront un modèle pour tout aspirant compositeur.
Oui, le livre de Marc Vignal est imposant : à la mesure de la place éminente que Sibelius ne quittera plus dans les histoires de la musique.
Olivier Philipponnat ( Mis en ligne le 22/11/2004 ) Imprimer | | |
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