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La métamorphose du « Petit Suisse » | | | Arthur Honegger Lettres à ses parents - 1914-1922 Papillon 2005 / 32.70 € - 214.19 ffr. / 344 pages ISBN : 2-940310-24-6
Préfacées et annotée par Harry Halbreich Imprimer
Arthur Honegger conduisit un orchestre avant une Bugatti, mais ce gaillard épris de tennis, de rugby et de cylindrées naimait pas le téléphone. Une chance : de 1914 à 1922 date de leur mort , il adressa à ses parents pas moins de cent trente lettres et cartes, toutes reproduites dans ce volume copieusement illustré et annoté par Harry Halbreich, son biographe. Et, si la publication de la riche correspondance de Debussy (Gallimard) est lévénement éditorial de lautomne 2005, elle ne doit pas occulter celle de ce jeune compositeur suisse dont létoile montait lorsque celle de « Claude de France » amorçait son déclin. Ici, certes, nulle prouesse de langue et peu de vacheries ; mais un regard juvénile et gourmand sur la scène parisienne, ébranlée par les boulets successifs du Sacre, de Parade et de la Grosse Bertha.
Une moitié de ces lettres justifie les moindres dépenses dun jeune musicien que ses parents, négociants en café sagement retirés en Suisse avant-guerre, ont envoyé se perfectionner à Paris. Veste en velours, piano, radiateurs, chaussures : laddition ne cesse de grossir, linflation croît avec la guerre, mais M. et Mme Honegger continuent à pourvoir aux besoins de létudiant. « La musique nest pas une bonne mère nourricière, sexcuse le fils prodigue. Pourtant je ne désespère pas. » À qui la faute ? Enfant, Arthur jouait avec les instruments factices que son père lui découpait dans du carton. Adulte, il juge ses parents toujours dignes de connaître ses vues sur la musique. Et sil leur tient la chronique précise de ses réussites, il ne leur cache aucun de ses échecs et leur parle aussi librement que sils étaient ses condisciples du Conservatoire.
Rue de Madrid, le « petit Suisse » consolide son contrepoint auprès du débonnaire André Gédalge, qui a façonné les Ravel, Schmitt, Koechlin, Enesco. En classe de composition, le zézayant Charles-Marie Widor, rétrograde mais bonne pâte, grince des dents à lécoute de son premier quatuor, où lapprenti a jeté tout son art. Natif du Havre, Honegger a le physique du morutier, pipe au bec et mine bonhomme ; helvète à létat civil, il a la nuque robuste, le parler franc, le patois zurichois et la crinière beethovénienne. De tous les compositeurs parisiens, il est le plus germanique. Il recherche le conseil de « types comme Schoenberg », dont il traduit pour ses amis le Traité dharmonie. Sa gouvernante sappelle Salomé. Parce quil refuse de parjurer Brahms, Strauss et Reger, ce moderne passera pour « le moins Six des Six ». Harry Halbreich rappelle pourtant que le groupe des « Nouveaux Jeunes », vampirisé par Cocteau et rebaptisé par le publiciste Collet, eût été réduit à néant sans lextraordinaire complicité qui liait Honegger, depuis 1911, à « un musicien doué de façon absolument géniale et dune direction ultramoderne » : son camarade provençal Darius Milhaud. Sans cette amitié, Honegger fût resté fermé à la sensibilité française et à lopéra russe. Et Milhaud eût ignoré les grandes architectures des Strauss, Mahler, Schönberg.
De façon révélatrice, les vrais débuts de Honegger coïncident avec le départ de Milhaud pour le Brésil en 1916, dans la valise diplomatique de Paul Claudel. À Paris, il na plus quun ami, Pierre Menu, dont lHistoire aurait retenu le nom sil avait survécu plus dun an à larmistice. Car la guerre étend son ombre sur cette correspondance. À Noël 1917, Honegger soctroie pour unique cadeau « un litre de foie de morue » en guise dapéritif, car « tout le monde ne peut pas soffrir des vermouth-cassis ». À Montmartre, il saménage une douillette bohème, fait léconomie dun vrai lit et transforme ses caisses de livres et son matelas en canapé improvisé. Pour prévenir la neurasthénie, il se promène sous les murailles de Sainte-Anne et de la Santé. Et, peu désireux de se retrouver garde-frontière « ou autres conneries dintense stupidité », il se refuse à regretter son « sinistre patelin » de Suisse, « terre classique de la liberté ».
À ce type de remarques, on voit que le roi Arthur nest pas un triste sire. Suivant Satie, il compose de la « musique dameublement » plus répétitive que du Phil Glass. Invité à Aix par lami Darius, il se promène pieds et tête nus sur le cours Mirabeau, provocation qui lui vaut dêtre boycotté par la revue marseillaise Le Feu. Enfin, il fait pleinement honneur aux « Nouveaux Jeunes » en plaisantant « ces vieux gagas de lInstitut ». Non que « Turly », comme on le surnomme en famille, soit un révolutionnaire, mais leffervescence cubiste, puis dadaïste, amuse cet avant-gardiste posé. Son application tout alémanique à « écorcher gentiment les oreilles des bons bourgeois » vainc à lusure les préventions dun Max Jacob ou dun Maurice Ravel. « Cest tellement grimaçant quon ne sait pas si cest beau ou laid », dit celui-ci du Chant de Nigamon, première uvre orchestrale dimportance, dont le sujet limmolation dun Iroquois préfigure Jeanne au bûcher. Honegger ne le prend pas mal, mais proteste de sa maîtrise technique : « Si on lit une phrase de Claudel dont le rythme est volontairement brisé et doù la syntaxe paraît être bannie, on peut aussi dire que Claudel ne sait pas la grammaire. » Il préfère toutefois mettre en musique les vers dApollinaire.
En 1918, enfin, il a son raffut. Le Dit des jeux du monde provoque « un tumulte épouvantable » au Vieux-Colombier. Les costumes et décors drolatiques de Guy-Pierre Fauconnet ny sont pas pour rien. « Il y avait dans la salle un tel vacarme de cris, hurlements, sifflets, applaudissements que certains soirs on nentendait ni un mot du texte ni une note de la musique. Il y a eu même des gifles et des cartes échangées. » Mais Maeterlinck, Gide, Suarès, Widor, Ravel, Schmitt, Roussel, Picasso, Léger sont dans la salle : Honegger est célèbre. Quatre ans plus tard, Collet laccuse de sêtre servi des Six comme dun « piédestal ». Le rustique « Turly » est désormais assez parisien pour croiser le fer avec Cocteau et ne plus savoir que faire de son argent. Il côtoie Blaise Cendrars, Abel Gance, Romain Rolland, Igor Stravinsky, les Polignac. Il a plusieurs chefs-duvre à son actif : la Pastorale dété, le virulent Horace victorieux et loratorio Le Roi David, créé dans la grange suisse de Mézières. Vivant désormais en ménage avec Andrée Vaurabourg, dite « le petit crabe », il peut fièrement annoncer à sa mère : « Maintenant je refuse toutes les invitations pour pouvoir travailler. »
Complétée de nombreux « ponts » biographiques, fourmillante de précisions et dincitations à la découverte, cette correspondance finit par former une demi-vie de Honegger, dont les lettres à Paul Sacher (1936-1954) constitueront le second volet. Cette bonne uvre est à mettre au crédit des éditions Papillon, qui publient simultanément une biographie de Joseph-Guy Ropartz, compositeur redécouvert par le CD, et dont Mathieu Ferey et Benoît Menut font mentir la fâcheuse réputation de « menhir mélodieux » et de « barde breton ».
Olivier Philipponnat ( Mis en ligne le 07/10/2005 ) Imprimer | | |
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