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L’effet Robinson du tournage
Alain Bergala   Monika de Ingmar Bergman - Du rapport créateur-créature au cinéma
Yellow Now - Côté Films 2005 /  12 € - 78.6 ffr. / 105 pages
ISBN : 2-87340-196-6
FORMAT : 12,0cm x 17,0cm

L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez L’Harmattan, de La Quête de l’altérité dans l’œuvre cinématographique d’Ingmar Bergman – Le cinéma entre immanence et transcendance (2001).
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Aura-t-on jamais fini d’explorer le cinéma d’Ingmar Bergman ? Avec son brillant essai, superbement écrit et magnifiquement illustré, Alain Bergala montre une nouvelle fois pourquoi, lorsqu’il s’agit de prendre au sérieux la création cinématographique, les films du magicien suédois se révèlent littéralement incontournables. Et, pour ce faire, l’auteur a choisi de centrer son étude, non pas sur les chefs-d’œuvre de la maturité comme Le Septième Sceau, Persona ou Cris et Chuchotements, mais sur un «petit film porteur de grands secrets sur la création cinématographique» (p.9) : Monika (1953), dont, après Godard, il s’attache à souligner la miraculeuse originalité.

1953 : cette date constitue, pour Alain Bergala, une «ligne de fracture décisive» (p.11) dans l’histoire du septième art. Des cinéastes isolés, comme Rossellini, Buňuel, Mizogoshi ou King Vidor, inventent alors dans leurs films «une relation nouvelle au spectateur et une nouvelle fonction à la réalité de la réalité» (Idem) – mutation essentielle qui passe par une transformation du statut de l’acteur qui cesse d’être une idole intouchable. Or Monika cristallise magnifiquement, et sans doute à l’insu même de Bergman, tous ces bouleversements : «quelque chose est en train de se dissocier dans les rapports acteur/personnage/cinéaste» (p.13), qui affecte le «trio créateur-créature-spectateur» (Idem) au point de changer irréversiblement le rapport du film à la réalité. Cette logique de la déconnection tend à faire passer au second plan la fiction et l’homogénéité fondée sur le «bon» raccord du montage classique, auxquelles elle oppose l’opacité du réel : Monika ou le cinéma à l’épreuve d’une sensation nouvelle, «celle de la réalité de la réalité» (Idem).

Mais comment une telle rupture dans l’art cinématographique a-t-elle été possible ? Bergala répond en insistant sur les conditions concrètes du tournage du film sur l’île d’Örno, ce qui donne lieu à une passionnante étude des effets (de déplacement et même de rupture) de l’insularité sur la nature intime de l’œuvre. Si Monika ouvre la voie au cinéma moderne, c’est que l’île a constitué, pour toute l’équipe, un microcosme coupé de la vie sociale et libéré du principe de réalité, si bien que cette autarcie a exacerbé le sentiment d’impunité imaginaire tout en laissant libre cours à la pulsion érotique. L’auteur examine comment l’effet Robinson du tournage a émancipé Bergman des pressions de l’industrie cinématographique et lui a permis de laisser le film dévier de son projet initial au gré de son inspiration du moment. En tant que paysage qui résiste à la fois à l’homme et au sens, l’île affranchit la réalisation cinématographique de tous les carcans langagiers et culturels du cube scénographique théâtral. Avec Monika, le maître suédois voit, pour la première fois, vaciller sa maîtrise de metteur en scène et cette déprise, loin d’être la marque d’une faiblesse, est grosse d’une «révolution» (p.41) : la réalité est soudain passée devant l’image.

Dans cette perspective, Bergala met en évidence avec beaucoup de finesse comment «l’impureté» (p.42) du monde contamine l’univers fictionnel du film. Ainsi, la passion amoureuse entre Bergman et son actrice, Harriet Andersson, au cours du tournage insulaire, prend une dimension «ontologique» (p.40) que n’épuise pas la simple anecdote biographique. La force exceptionnelle de Monika réside dans sa puissance de dévoilement de la spécificité de l’acte de création au cinéma : le film se faisant avec le corps réel de l’acteur, la créature attestée dans la fiction est toujours «un mixte de créature imaginaire (…) et de créature réelle» (p.43). C’est pourquoi, afin de rendre compte de la nature impure de l’art cinématographique, l’auteur propose de substituer au couple théorique énonciation-énoncé, le rapport physique et instable créateur-créature. Bergala rend ainsi sensible le devenir impur du film de Bergman en repérant les moments où ce dernier opère un «rapt d’actrice» (p.46) en arrachant Harriet – Monika, l’objet effectif de son désir, à son rival fictionnel Harry. Cette exploration des «impuretés» du film permet de revenir sur la question de l’érotisme de Monika qui, tout en faisant le succès de l’œuvre, en a masqué la radicale nouveauté. L’auteur manifeste comment se distribuent la pulsion et le désir entre les créatures et leur créateur.

Avec ce film, qui répète le scénario biblique de la Chute, Bergman ne se limite pas à bouleverser la relation entre le créateur et sa créature, mais utilise les ruses du langage cinématographique pour jouer avec le spectateur. L’auteur repère ce qu’il appelle les «trous dans la représentation» (p.74) qui, en l’absence d’un contrechamp attendu, sont comme des taches aveugles qui viennent désigner «un point de réel» (Idem) pour le personnage. Cette analyse très subtile atteint son point culminant avec l’interprétation érotique du plan le plus célèbre du film : celui du regard-caméra de Monika. Ce regard ne serait pas tant la transgression de la clôture fictionnelle, qu’une violation bien plus radicale en tant qu’il signifierait une «“passe” entre la créature Harriet-Monika et le spectateur» (p.98). L’impudeur du plan vient de ce que Bergman engage le spectateur dans une relation intime avec sa créature. Et cet ébranlement inédit de l’énonciation donne la (dé)mesure de la liberté absolue de Monika. C’est en se laissant affecté, comme jamais aucun cinéaste ne l’avait permis avant lui, par sa créature rendue à son ultime liberté qu’Ingmar Bergman, avec Monika, a tout simplement changé l’histoire du cinéma.

Et pour témoigner d’une telle révolution, il ne fallait rien de moins que la création d’une nouvelle collection monographique, Côté films, par les éditions Yellow Now, dont ce premier volume augure, dans le domaine des études cinématographiques, le meilleur.


Sylvain Roux
( Mis en ligne le 19/12/2005 )
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