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Le maintien ensemble des opposés | | | René Schérer Giorgio Passerone Passages pasoliniens Presses universitaires du Septentrion - Lettres et civilisations étrangères 2006 / 21.50 € - 140.83 ffr. / 303 pages ISBN : 2-85939-960-7 FORMAT : 16,0cm x 24,0cm
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance (2001). Imprimer
Trente ans après son assassinat, Pier Paolo Pasolini (1922-1975) reste avant tout, en France, un cinéaste inclassable dont luvre cinématographique iconoclaste est à limage dune vie aussi tragique quatypique. Et, de fait, Mamma Roma, LEvangile selon Saint Matthieu, Théorème ou La Trilogie de la vie constituent des créations extraordinaires dont la puissance subversive et la beauté poétique expriment la vision singulière dun auteur authentique. Mais luvre pasolinienne ne se réduit pas à son cinéma : acteur, romancier, poète, dramaturge, traducteur, essayiste et pamphlétaire, Pasolini est un artiste aux multiples visages. Désormais, grâce à lédition italienne des uvres complètes et à la parution de nombreuses traductions françaises, il est possible dembrasser lensemble de cette production protéiforme.
Or, les questions que posent en visionnaire, ou mieux en voyant au sens rimbaldien du terme, ce créateur maudit sont toujours les nôtres, et le pouvoir de dévoilement critique de la vision pasolinienne demeure précieux pour notre monde marqué par des mutations sans précédent. Cest pourquoi lactualité de luvre de Pasolini se révèle «brûlante» en raison même de son intempestivité : «touchant tout ce qui concerne et préoccupe le présent, mais dune manière toujours extraordinairement singulière et terriblement dérangeante» (p.9).
Parmi les publications consacrées au poète assassiné, Passages pasoliniens propose une exploration à deux voix aussi passionnante quoriginale de lunivers foisonnant de Pasolini. Plutôt que décrire une nouvelle étude biographique que René de Ceccatty, traducteur de lartiste, a remarquablement réalisée dans Pasolini (Folio biographies, 2005) , ou délaborer une synthèse enveloppante, les auteurs entendent aborder un édifice aussi proliférant en privilégiant lanalyse singulière : il sagit de tracer des «passages» mot emprunté à Walter Benjamin , des voies de traverse dans une création multiforme qui pointe sans cesse le glissement dun monde à un autre, et, en même temps, dindiquer des lignes de fuite, entendues au sens deleuzien darmes de combat. Dans cette perspective, louvrage est composé de deux grandes parties : la première, «Promenades (florilège)», est écrite par René Schérer, professeur de philosophie ; la seconde, «Eretica commedia (Pasolini ab gioia)», a pour auteur Giorgio Passerone, qui enseigne la Littérature italienne à lUniversité de Lille 3.
Au seuil de ses déambulations, René Schérer identifie ce qui, selon lui, fait la continuité du parcours pasolinien : «le maintien ensemble des opposés» (p.10), la persistance de loxymore, léternelle coexistence des contraires. Par son exceptionnelle créativité, Pasolini est à lorigine dune constellation, cest-à-dire dune «uvre ouverte» (Umberto Eco) aussi bien dans sa forme constamment renouvelée que dans son contenu irrigué par une réalité inépuisable. Ce mouvement ininterrompu de la création traduit louverture à un «infini» (p.13) qui ne renvoie ni à lesthétique ni à la spiritualité ambiantes. Cet infini ne procède que de limmanence de ce monde-ci, il est arrimé aux innombrables sensations qui traversent notre corps, il est «le nom même de lexistence dans ses contradictions quaucune dialectique ne résoudra et qui coexistent» (p.14). Cest à laune de cette mystique sans transcendance que lessayiste envisage ses promenades au cur de la poétique hérétique de lun des plus profonds rebelles contemporains.
Le premier chapitre caractérise la vie et luvre de Pasolini comme «lalliance de larchaïque et de la révolution». Deux plans constituent la figure pasolinienne : dune part, le fait de «devenir-enfant, [d] être et [de] rester enfant» pour souvrir aux possibles tout en demeurant inactuel ; dautre part, la «drague homosexuelle» (p.18). Cette hérésie sexuelle serait essentielle pour pénétrer la pensée dissidente de lartiste assassiné : la nouvelle homosexualité et le danger, voire la mort, sont consubstantiels parce que ce choix existentiel implique un mode dangereux et dexister et de penser. Pour Pasolini, «philosophie, pensée, poème, engagement du corps ne font quun» (p.21). Face à lécroulement du communisme et de son utopie mortelle et déréalisante, et face à lavènement du système néocapitaliste promouvant à léchelle mondiale la société de consommation, la position pasolinienne consiste à affirmer la résistance de la Réalité : contre la déréalisation opérée par la mondialisation qui, pourtant, entend simposer comme un processus naturel, lhomme doit retrouver la foi dans le réel, se tourner vers le monde des corps et adhérer à limmanence de la terre. Et cest précisément cette quête de la réalité qui fait du poète un «défenseur de la tradition» (p.26) tout autant quun révolutionnaire. Le réel quil sagit ici dépouser est tourné vers le passé, contre lactuel, en ce sens quil désigne à la fois ce qui est en train de disparaître devant les destructions du capitalisme moderne, et l«archaïsme immémorial qui se trouve dans la mythologisation et la sacralisation du réel» (p.27). Toute luvre de Pasolini affirme lidentité de la réalité et du mythe, et seule une telle religiosité fondée sur larchaïque peut subvertir lordre régi par léconomie marchande.
Le deuxième essai, «Un clochard céleste», est constitué dune série de réflexions fort stimulantes autour du film Théorème (1968). Partant du registre de luvre défini comme indissociablement «comique et sublime» (p.31), René Scherer la caractérise comme une parabole sur lhospitalité dans laquelle le héros est un hôte qui fait le don de sa jeunesse et de son sexe à chacun des membres dune famille bourgeoise. Pasolini se détourne du néo-réalisme au profit dun apologue troublant qui, en liant la sexualité déviante à la révélation mystique, propose une version inversée de lépisode biblique de Sodome (cest l«ange» qui vient déranger la famille conformiste). Lessayiste sattache, de façon suggestive, à lire Théorème, à la lumière de Spinoza comme une «géométrie projective» (p.41) et à laune de la pensée gnostique dans sa version manichéenne comme une «théologie de la possession» (p.48) .
Lessai suivant porte sur la langue et la politique «mineures» (p.53) de Pasolini. Dans le sillage de Gilles Deleuze, lauteur définit la minorité, non daprès le nombre, mais à partir de la notion de «littérature mineure» : lexpression dune minorité ethnique ou sociale dans une langue de culture «majeure» ; le «tout politique» ; lénonciation collective. Au regard de ces caractères, René Scherer souligne avec force la singularité de la résistance poétique de Pasolini au «fascisme de la société de consommation» (p.65) : l«exception pasolinienne» (p.66), en associant larchaïque et la révolution, renvoie à une politique minoritaire fondée sur un langage de lunion des contradictoires.
La quatrième partie sintéresse à la question essentielle du corps dans luvre de Pasolini et précise en quoi celle-ci peut être éclairée par la gnose. Développant elle aussi la problématique des corps, létude suivante, «LEnfer de lhédonisme», est consacrée au dernier film de lartiste, Salò ou les 120 journées de Sodome (1975). Parabole «dévoilant le pouvoir à luvre dans la société contemporaine» (p.108), le film attaque violemment lordre néocapitaliste qui, derrière la permissivité et le discours de la tolérance, impose une jouissance normée et uniforme qui dénature les corps. Les analyses pénétrantes de René Scherer (sur le rapport du cinéaste à Sade, sur ses liens avec les positions de Foucault) révèlent que Salò se veut une charge virulente contre lhédonisme, faussement libérateur, de la société marchande.
«Un irrédentisme amoureux» explicite lidée pasolinienne dune opposition radicale entre deux mondes inconciliables : dune part, la culture du monde contemporain, portée par le consumérisme du nouveau capitalisme, et, dautre part, celle dun monde révolu mais réel qui renvoie à larchaïsme des sociétés antiques ou extra-européennes. Lessayiste montre comment la temporalité mythique peut perturber et ouvrir lespace-temps du règne déréalisé de la consommation. Le rapprochement inattendu entre Pasolini et Charles Fourier sur la conception subversive de lamour et de la sexualité donne lieu à des considérations très fécondes.
La septième partie, «Le nouveau Spinoza», approfondit le «spinozisme» de Pasolini (laffirmation suffisante de Dieu contre le rationalisme cartésien) à partir, notamment, dune étude minutieuse du film Porcherie (1969). Alors que lavant-dernier essai, «Clausule Lanticonformiste», sinterroge sur la signification des trois grandes «abjurations» (p.165) pasoliniennes (celle de la Trilogie de la vie, celle, provisoire, de la poésie verbale et celle de la Raison démonstrative) eu égard à lhorreur quéprouvait lartiste face à la «vulgarité» (p.167), les promenades de René Scherer sachèvent sur une réflexion autour de lessai LExpérience hérétique (1976). A la lumière des thèses de Félix Guattari et de Gilles Deleuze sur laffirmation dune «sémiotique nouvelle» face à la société capitalistique contemporaine, lauteur rend précisément compte de la position complexe de Pasolini selon laquelle «le cinéma est la langue écrite de la réalité» (p. 177).
Le second volet du livre, plus court que le premier, entend répondre à la question : «A quoi sert aujourdhui lévénement-Pasolini ?» (p.195). La première étude de Giorgio Passerone propose un rapprochement original entre le «cinéma de poésie de Pasolini» (p.199) et luvre des Straub, en particulier les films inspirés de Cesare Pavese. Lessai suivant est centré sur la bande sonore (en particulier lutilisation de Bach) du premier film du cinéaste, Accatone (1961). «Dante indirect libre» et «Lantépurgatoire et nous» analysent les rapports complexes du poète attaché au dialecte frioulan avec la langue de la Divine Comédie. Le cinquième et le sixième essai portent essentiellement sur Pétrole, ce roman tourbillonnaire dans lequel Pasolini tente de «semparer de la réalité». Deux essais confrontent, de façon aussi éclairante quinattendue, le poète avec Ezra Pound, notamment autour de la thématique des virtualités critiques de la parole poétique. Cette section sachève sur des considérations relatives au sommet du G8 de Gênes de juillet 2001 : il sagit de souligner lactualité intempestive de Pasolini et la nécessité de poursuivre la résistance dans son sillage.
En définitive, Passages pasoliniens constitue une approche enrichissante (parce quinédite) de luvre pasolinienne. En invitant le lecteur à «déambuler» dans cet univers si singulier dans la création contemporaine, les auteurs ne se contentent pas de mettre en évidence la trajectoire insaisissable dun rebelle authentique et dexposer ses thématiques fondamentales. A lécoute de la voix de Pasolini, ils sinterrogent sur la possibilité dune véritable critique, voire dune subversion, du système néocapitaliste mondialisé la question de la légitimité dune telle contestation étant autre et restant donc ouverte. Or, la force unique de la dissidence pasolinienne (à lécart de toute posture esthétisante) vient de sa dimension éminemment poétique : à loppression exercée par la politique capitaliste dominante, il oppose le «langage de la réalité» quest la poésie elle-même. Alors que les voies quemprunte aujourdhui la nébuleuse contestataire ne sont le plus souvent que des impasses, le cheminement hérétique de Pasolini invite à résister autrement. René Schérer et Giorgio Passerone, dont les prises de position peuvent par ailleurs être discutées, ont le grand mérite déclaircir le sens de la révolte pasolinienne.
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 04/05/2007 ) Imprimer
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