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| Fabrice Revault La Horde sauvage de Sam Peckinpah. Nietzsche US Yellow Now - Côté Films 2007 / 12.50 € - 81.88 ffr. / 108 pages ISBN : 978-2-87340-211-2 FORMAT : 12,0cm x 17,0cm
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance Imprimer
Dans lhistoire du cinéma américain de la seconde moitié du XXe siècle, Sam Peckinpah (1925-1984) occupe une place à la fois singulière et paradoxale. Si ce «rebelle de génie» (François Causse, Sam Peckinpah La Violence du Crépuscule) est désormais considéré comme lun des fondateurs du cinéma moderne et si nombre de réalisateurs contemporains John Woo, Martin Scorsese, Quentin Tarantino, Takeshi Kitano revendiquent sa filiation, il na jamais connu la gloire des grands maîtres, et ses uvres, jugées subversives, ont été systématiquement mutilées par les studios hollywoodiens.
Malgré cette injustice, qui fit de Peckinpah un auteur en marge du système dont la vision ébranlait le fondement de la société américaine injustice que sattachent à réparer les récentes rééditions en version «directors cut» , un film extraordinaire a, dès sa sortie en salle en 1969, rencontré le succès, non sans polémique, tant auprès du public que de la critique : La Horde sauvage (The Wild Bunch), qui assure encore aujourdhui la notoriété de son auteur. Bouleversant la représentation cinématographique On peut affirmer avec la cinéaste Kathryn Bigelow : «jai vu quil était possible dintégrer dans un même film le viscéral, le sensuel, lintellect et la réflexion. Ce film parle du cinéma autant quil raconte une histoire» , ce chef-duvre donne à voir lodyssée violente et désespérée dantihéros. Incarnation du western crépusculaire, La Horde sauvage a donné lieu à dinnombrables commentaires, dont beaucoup sont centrés sur la question de la violence inhérente à la société américaine. Alors que cette uvre a désormais intégré le panthéon des films classiques, la démarche est périlleuse de tenter de faire droit à des possibilités de sens encore inaperçues.
Dans son remarquable essai La Horde sauvage de Sam Peckinpah Nietzsche US, Fabrice Revault relève brillamment le défi en proposant une lecture aussi rigoureuse que personnelle de ce film-culte du cinéma américain des années 60. Son étude séloigne délibérément de la problématique de la violence ou plutôt offre un éclairage inédit de cette question , et préfère envisager litinéraire de la horde à partir de la vision tragique du monde développée par Nietzsche. Renouvelant ainsi lapproche de cet admirable western trop souvent réduit à sa dimension crépusculaire, lauteur entend redéployer ses enjeux thématiques et esthétiques sous le signe de livresse dionysiaque.
La première section, «Rire de mourir», sattache à présenter le parcours des hommes de la horde comme une marche à la mort indissociablement tragique et jubilatoire, comme la figuration de la «grande acceptation» joyeuse du devenir par des outlaws animés de lamor fati nietzschéen. Anti-héros engagés dans une contre-épopée, les personnages apparaissent à la fois gagnants et perdants : ils accomplissent leur mission, mais dès quils y parviennent, ils se retournent contre ceux pour qui ils agissaient, pour servir la cause du peuple et ils en meurent. Bien que ces héros marginaux conservent leur libre-arbitre, ils sont appelés à faire un choix incontournable : un fatum tragique conduit la troupe vers linexorable et lanéantissement. Or, et cest là que réside loriginalité de la position de lessayiste, cette marche désespérée à la mort, ponctuée de la formule fatidique «Lets go», est déroulée par Peckinpah comme une course à la (lauto)destruction vécue dans une débauche orgasmique et dans une explosion de jouissance. Dapollinien, le héros tragique finit par basculer dans livresse dionysiaque. Dans cette perspective, les hommes de la horde connaissent les métamorphoses nietzschéennes (cf. Ainsi parlait Zarathoustra) : ils sont dabord des «lions» qui piétinent les valeurs établies (portées par le chameau) ; mais ces lions aspirent, en définitive, à devenir «enfants», animés dun optimisme tragique qui leur fait épouser le cours de lexistence.
La deuxième partie, «Tant de temps», traite des diverses temporalités que le film entremêle. Ce sont les multiples couches de temps qui, en structurant de façon inédite le film, lui donne sa puissance de fascination. Fabrice Revault décline avec précision toutes les formes que prend la temporalité dans luvre. Le premier fil temporel renvoie à «lépoque» (p.25) de lhistoire : 1913, celle du chant du cygne pour les bandits de westerns qui fuit au Mexique en pleine Révolution, vers la dernière frontière. Ce contexte crépusculaire «sinscrit dans les personnages» (p.25) qui, pour la plupart dentre eux, sont des outlaws vieux et fatigués et qui apparaissent, de ce fait, comme des figures qui ont fait leur temps. On peut aussi remarquer un pli du temps entre personnages âgés joués par des acteurs mûrs et reconnus et plus jeunes incarnés par des acteurs nouveaux venus et plus en marge du système. Cette tension entre tradition et renouvellement qui se manifeste à travers les relations hiérarchiques entre les uns et les autres finit par se dissoudre dans légalité quimpose la mort.
Lessayiste sattache ensuite à révéler le «temps strictement scénarique» (p.26) : Peckinpah choisit détirer le temps pour déployer deux fois deux allers et retours narratifs (le coup pour rien contre la compagnie ferroviaire ; le coup gagnant contre le train de munitions ; la revente aux Mexicains ; le retournement contre ces derniers). Lié à cette narration, le «temps de la traque» (p.26) apparaît «étrangement déphasé» (Idem) : les hommes de la horde sont poursuivis par des sbires bien plus minables queux, et ils ne sont rattrapés quune fois morts ! Le «temps passé» (p.27) reste omniprésent et hante le chef de la horde, Pike Bishop : les flash-backs évoquent une histoire damour et une amitié malmenée (avec Deke Thornton qui ne cherche à rattraper la horde que pour retrouver son passé). Le «temps des Mexicains» (p.27) est celui de limprévisible : les guérilleros, malgré leur indolence, comme les soldats, apparaissent subrepticement et surprennent les hors-la-loi.
Dans ce millefeuilles temporel, du point de vue thématique, lessentiel est «le temps de lévolution humaine et morale de ceux de la horde» (p.28) : il sagit donc danalyser le cheminement intérieur de personnages, initialement affreux, qui découvrent peu à peu (car la métamorphose demande du temps) lhumanité auprès du peuple. Ainsi, la structure générale du film se révèle très musicale en offrant deux moitiés composées chacune de trois temps : la première va du plus tendu fortissimo au plus détendu piano (attaque de la compagnie ferroviaire ; partage du butin ; repos au village dAngel), tandis que la seconde moitié progresse du plus détendu piano au plus tendu fortissimo (batifolage au camp mexicain ; attaque du train ; massacre final). Cette construction déploie une impressionnante variation rythmique qui atteste de «la grande musicalité du film» (p.32).
Fabrice Revault met en évidence cet art du tempo au niveau des séquences elles-mêmes qui sorganisent à partir de moments de tension et de moments de détente. Et cest précisément cet accueil des formes contradictoires de la vie, cette plasticité temporelle qui qualifient le film comme «nietzschéen» (p.33) : lacceptation du cours des choses suppose un «oui» à léternel retour de flux et de reflux. Le risque dune telle approche est grand : faire violence à luvre en lécrasant sous le poids dune pensée qui lui est a priori étrangère. Mais lessai évite cet écueil en se situant au plus près de lart peckinpien du temps, au cur du rythme si singulier dun film dont le jeu sur la temporalité produit le rire de lamor fati. Loin de tout rapprochement arbitraire, cest létude concrète de la distribution spatiale et temporelle des plans qui fait émerger le «nietzschéisme» de La Horde sauvage.
La troisième section, «Tragique musique», approfondit lidée de la musicalité du film, étroitement liée à la question du temps. Contrairement à François Causse qui souligne la tragédie des antihéros condamnés par lHistoire, Fabrice Revault relie le temps tragique à la joie de vivre grâce à la musique. Or, cette dernière émane dun «chant choral» (p.51) au cours de ce qui apparaît comme la séquence clé du film : celle de laubade et de la sortie du village dAngel. Une mélopée lancinante et triste est chantée en chur par les villageois qui voient séloigner pour toujours les cavaliers de la horde. De cette façon, Peckinpah nous met en présence dun «chur antique tragique» (p.51) quelques minutes après que le chef du village a prononcé «cette phrase capitale, véritable clé du film entier (
) : Nous rêvons tous de redevenir des enfants, même les pires dentre nous, surtout les pires dentre nous» (p.49). Et ce tragique est bien dessence dionysiaque comme lindique le retour du chur lors de la chevauchée spectrale finale où lon voit, en flash-backs, les hommes de la horde jubiler : rire jovial et chant tragique fusionnent par delà la mort.
Ici encore, lessayiste ne met pas extérieurement luvre en relation avec les thèses de Nietzsche, mais il explore la matière visuelle et sonore de La Horde sauvage afin den faire émerger, de lintérieur, la signification tragique qui lui est propre. Ainsi, le rappel du lien intime qui unit tragédie et musique selon La Naissance de la Tragédie ne prend tout son sens que lorsque Fabrice Revault dévoile avec précision les composantes apollinienne et dionysiaque de la musicalité tragique du film. Dans cette perspective, trois séquences relève de livresse et de la démesure dionysiaques : il sagit de lattaque de la compagnie ferroviaire caractérisée par un montage éclaté et une chorégraphie des corps pris dans le tourbillon de la violence ; puis de lattaque du train et de la poursuite sur le pont ; et enfin du massacre suicidaire final dont le montage effréné traduit lextase jubilatoire produite par la destruction systématique. Cette analyse aussi subtile que passionnante révèle la nature profondément «tragi-comique» (p.65) dun film traversé par la «vision dionysiaque du monde» (Idem).
La dernière partie, «Epilogues», sattache à préciser lapproche personnelle de Fabrice Revault en la confrontant, de façon critique, aux principales interprétations antérieures de luvre. La démarche vise, en premier lieu, à situer Sam Peckinpah dans le courant maniériste postclassique qui sincarne, dans les années soixante, dans le genre du western. Alors que personnages et scénarios jouent de stéréotypes rudimentaires chez Sergio Leone et dun archétype élémentaire chez Clint Eastwood, les figures peckinpiennes sont des êtres humains complexes : le pessimisme nihiliste qui semble dabord les animer est peu à peu supplanté par un vitalisme et un humanisme qui, finalement, sont transcendés par la joyeuse explosion dionysiaque. Formellement, la mise en scène de Peckinpah exprime lambivalence des êtres à partir dune «exhaussion du temps» (p.69), une exacerbation temporelle destinée à mettre en lumière lévolution des personnages. Ainsi, dans un contexte marqué par un pessimisme crépusculaire, la singularité de La Horde sauvage réside dans son «optimisme tragique» (p.70).
Cette ultime section aborde ensuite la question de la violence. Lessayiste se refuse à réduire les outlaws de la horde à des antihéros porteurs dune critique radicale. Il insiste à nouveau sur leur complexité qui entremêle négativité et positivité. Ce sont à la fois des individus destructeurs et inhumains, et des êtres qui se sacrifient pour la cause du peuple. Par là même, Fabrice Revault éclaire dun jour nouveau une uvre qui a longtemps fait lobjet dune «lecture morale, de gauche, (
) dans le contexte de la guerre du Vietnam (
)» et qui «sattaquerait au mythe américain, hollywoodien» (pp.71-72). En devenant justiciers, les tueurs semblent, au contraire, perpétuer ledit mythe. Dès lors, Peckinpah devient lemblème de lambiguïté. Sa force consiste à (nous) exposer (à) «lambivalence politique de la violence» (p.72) : la sauvagerie des attitudes violentes peut produire un plaisir intense et instinctif ; il existe une jouissance propre à la violence. Par delà tout regard moral, La Horde sauvage, en présentant la violence dans sa profonde ambivalence, montre lhumain dans sa vérité. En ce sens, la problématique soulevée par le film est moins morale questhétique : comment montrer la violence sans sombrer dans la complaisance ?
Contre la critique française prisonnière des oppositions binaires tant vilipendées par Nietzsche qui ne cesse de réduire lunivers peckinpien à une vision crépusculaire du monde, Fabrice Revault souligne la vitalité tragique dune uvre dans laquelle le rire et la joie ré-enchantent la vie et affirment la volupté du devenir qui est aussi volupté de lanéantissement. Si La Horde sauvage constitue lopus exceptionnel dun réalisateur en rupture, cest essentiellement parce quil invite à dépasser le nihilisme par la «grande acceptation active de la vie» (p.77) : loptimisme tragique de Sam Peckinpah nous invite à danser nos existences au-dessus de labîme.
En définitive, La Horde sauvage de Sam Peckinpah Nietzsche US soffre comme un essai aussi brillant que convaincant dont le principal mérite est de donner un éclairage véritablement neuf dune uvre désormais mythique. Bien écrite et magnifiquement illustrée comme la plupart des ouvrages de la collection «Côté films» des éditions Yellow Now , cette étude audacieuse, qui consiste à faire de Peckinpah lhéritier de Nietzsche (!), témoigne, au-delà de son étonnante thèse, dune rencontre extra-ordinaire entre un spectateur et une uvre dart. Lépreuve authentique de la beauté ne va pas sans un bouleversement de lexistence. Alors que notre vision désenchantée du monde réduit bien souvent les uvres à de simples produits culturels, il est heureux de constater quun chef-duvre réussit encore à éclairer et à changer une vie. Linjonction que le «torse archaïque dApollon» adresse à Rilke, «tu dois changer ta vie», retrouve ainsi, pour le bonheur du lecteur, toute sa profondeur existentielle.
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 18/03/2008 ) Imprimer
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