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| Didier Eribon Hérésies - Essais sur la théorie de la sexualité Fayard 2003 / 18 € - 117.9 ffr. / 296 pages ISBN : 2-213-61423-7 FORMAT : 14x22 cm
L'auteur du compte rendu: titulaire dune maîtrise de Psychologie Sociale (Paris X-Nanterre), Mathilde Rembert est conseillère dOrientation-Psychologue de lEducation Nationale. Imprimer
Drôle de dieu que ce Loki ! Capricieux, menteur, mauvaise langue, ce personnage se trouve en marge de la communauté des dieux scandinaves, car il ne respecte pas les règles : il va notamment se transformer en femme et enfanter
et provoquer finalement la destruction du monde. Cest sur ce mythe, étudié par Dumézil, que souvre le dernier ouvrage de Didier Eribon, biographe de Foucault, auteur des Réflexions sur la question gay (Fayard, 1999) et de Une morale du minoritaire (Fayard, 2001).
Dans ce recueil de neuf textes - articles parus dans différentes revues, préfaces de livres, communications orales prononcées lors de colloques entre 1999 et 2002 , le lecteur retrouve les protagonistes ordinaires de luvre dEribon : Foucault, Nietzsche, Gide, Wilde, Mounier, Lacan
qui, tout au long du XXe siècle, sinfluencent, sallient, se répondent, sopposent les uns aux autres, sous lombre portée du dieu Loki. En effet, ce dieu qui se joue des normes, dont celle de la différence des sexes, apparaît comme un «hérétique» ; or cest ainsi que les homosexuels ont été considérés : des hérétiques dans le domaine de la sexualité. Cest sous légide de Loki quEribon place donc ceux que Foucault appelait les «anormaux». Stigmatisé, le déviant «conspirerait» contre la société qui se montre curieuse de connaître le monde souterrain des déviants tout en essayant de contrôler la menace quils représentent.
Cest par un hommage à Bourdieu que commence le premier article et que se termine le dernier. Quoi détonnant à ce quEribon sappuie sur cette figure emblématique de lintellectuel critique ? Bourdieu construit une sociologie de la domination à propos des classes sociales et des genres ; Eribon, lui, lapplique au domaine de la sexualité. Le biographe de Foucault nous rappelle que celui-ci, à linstar de Bourdieu, se fixait comme objectif de comprendre les mécanismes du pouvoir, donc la manière dont il fonctionne et se reproduit. Foucault sinspire de Nietzsche quand il conçoit la philosophie non pas comme un exercice de la raison mais comme un «exercice de soi, dans la pensée» où il sagit plus dentreprendre, de savoir comment penser autrement que de dire aux autres ce que serait la vérité. Le concept de généalogie, qui consiste à remettre en cause lévidence anhistorique des institutions en montrant quelles sont des produits de lhistoire, est lui aussi issu de Nietzsche. Cest ce dernier, enfin, qui permet à Foucault de renverser le rapport entre le discours du fou et celui de la (pseudo ?) science, le premier dénonçant le caractère oppressif du second.
Au-delà de la pensée de Foucault, les uvres critiques par rapport à lordre sexuel ont souvent été marquées par linfluence de Nietzsche, comme le montre Eribon à propos de Gide. Il ne sagit pas du Nietzsche irrationaliste, antimoderniste et antidémocrate présenté par Habermas, mais dun philosophe «solaire», qui libère la pensée, qui permet de reconnaître en soi ce quon nosait pas formuler à propos de la «morale» ; un Nietzsche, créateur, affirmateur de vie, qui ouvre la pensée sur la multiplicité. Arrivé à ce stade de louvrage, le lecteur sera peut-être tenté de laisser là Hérésies pour se (re)plonger immédiatement dans Ecce homo ou dans Généalogie de la morale
Ce qui serait regrettable, car la suite, bien que désolante, nen est pas moins instructive.
Eribon sintéresse en effet à des auteurs stigmatisés pour leur homosexualité, comme Gide, Jouhandeau, Camus (Renaud, pas Albert)
qui ne sont pas en reste lorsquil sagit de stigmatiser à leur tour dautres catégories de la population. Prenant la Grèce antique comme modèle, Gide prône en effet une pédérastie pédagogique supposée exclure toute sexualité, tout en critiquant les «autres» homosexuels. Jouhandeau, qui dénonce superbement lhomophobie, se montre dun antisémitisme virulent. Camus enfin, qui nous offre le récit de sa vie sexuelle effrénée en milieu gay, tient des propos «vieille France» et sen prend aux immigrés. Comment comprendre ces apparentes contradictions ? Pour Goffman, le stigmate est relationnel et non pas absolu : il ny a pas dun côté le camp des «normaux» et de lautre le camp des «stigmatisés». La personne stigmatisée peut partager le point de vue des «normaux» quand il sagit de sattaquer au porteur dun autre stigmate que le sien. Ainsi, un homosexuel peut être raciste ou antisémite parce quil adhère aux valeurs dun monde dominant dont par ailleurs il est exclu en tant quhomosexuel, ce qui le pousse à sinterroger sur son «anomalie». Les homosexuels peuvent ainsi devenir daussi bons soldats que les autres dans un ordre social qui produit de linfériorisation.
Cest sur cet amer constat que lauteur quitte les rivages de la littérature pour accoster en terre psychanalytique. Le lecteur dUne morale du minoritaire connaît lamour dEribon pour la psychanalyse, coupable selon lui de «terrorisme idéologico-politique», quil menace, si elle ne samende pas, de «remiser dans les poubelles de lhistoire». Des psychanalystes médiatiques se sont en effet opposés, ces dernières années, aux évolutions juridiques favorables aux homosexuels au nom dun «ordre symbolique», articulé autour de la différence des sexes, qui serait la condition même de la vie sociale. Pour comprendre lattitude actuelle de ces psychanalystes, Eribon remonte aux années 1930, époque dune douteuse convergence idéologique entre le personnalisme chrétien et le lacanisme. Mounier comme Lacan se seraient en effet inquiétés de la dévirilisation de la société, insistant sur la nécessaire différenciation des sexes et critiquant lhomosexualité. Certains psychanalystes tentent pourtant de rompre avec lhétérocentrisme qui caractérise cette discipline. Ainsi Jacques-Alain Miller, gendre de Lacan, ne fait pas appel au concept de l «ordre symbolique» ; il ne dit pas, comme certains de ses confrères, que le couple homosexuel ignore la «vraie» différence quest la différence des sexes, dont il faut reconnaître quelle a toujours posé problème à linconscient ; le psychisme nest pas fondamentalement structuré de façon hétérosexuelle.
«Peut mieux faire», commente Eribon, qui reproche à Miller de ne pas renoncer à lidée que la psychanalyse doit formuler un avis sur les évolutions juridiques et accorder leur signification aux phénomènes historiques. Aider les gens à assumer une existence non-conforme aux exigences sociales, élargir même le champ des modes de vie possibles, tel devrait être pour lui le rôle de la psychanalyse. Une évolution progressiste à laquelle Eribon ne croit pas peut-être parce quil ne la souhaite pas, préférant jeter le bébé avec leau du bain
En effet, il se garde bien de citer des auteurs réellement novateurs dans le domaine psychanalytique, comme Sabine Prokhoris (Le sexe prescrit. La différence sexuelle en question, Flammarion, 2002). Simple oubli ou choix délibéré ? Il est vrai que lon rencontre bien peu dauteurs femmes dans lunivers dEribon ! A croire que Loki na eu que des fils !
Mathilde Rembert ( Mis en ligne le 14/01/2004 ) Imprimer
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