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Autisme, Chamanisme, Ecologie
Un entretien avec Rupert et Kristin Isaacson - (L'Enfant cheval - La quête d'un père aux confins du monde pour guérir son fils autiste, Albin Michel, Septembre 2009)


- Rupert Isaacson, L'Enfant cheval - La quête d'un père aux confins du monde pour guérir son fils autiste, Albin Michel, Septembre 2009, 397 p., 20.90 €, ISBN : 978-2-226-19312-4
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En 2004, au Texas, Rowan a deux ans quand les médecins diagnostiquent chez lui une forme rare et violente d'autisme, laissant ses parents désespérés. Anéantis, les rêves et projets d'une famille heureuse. Pourront-ils un jour communiquer avec leur enfant ? Seul réconfort aux crises de Rowan : chevaucher avec son père sur Betsy, une vieille jument. Une idée folle traverse alors la tête de Rupert Isaacson. Emmener son fils en Mongolie, l'une des dernières cultures équestres de l'humanité, et un pays où le chamanisme est toujours très présent, où les rapports entre le corps et l'esprit ne sont pas les mêmes que dans le monde "civilisé".

L'Enfant cheval est le récit de leur odyssée, une formidable aventure humaine où, au fil de leurs rencontres avec des hommes et des femmes extraordinaires, un enfant "différent" va reprendre contact avec le monde, avec la vie. Un livre événement qui sort simultanément dans trente pays, un document émouvant sur l'autisme et le handicap, sur ce chemin escarpé que parcourent des familles pour accéder à une relation qui n'est jamais acquise, et qui encourage à imaginer d'autres possibles.

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Parutions.com : La première chose que tout lecteur voudra vous demander est : Comment Rowan va-t-il à présent ?

Kristin Isaacson : Il va à merveille ! Il est avec sa grand-mère en ce moment [Juillet 2009 – NDLR] et avec son professeur que nous avons ramené de Austin, au Texas. A l'école, tout se passe très bien, sa conversation se développe et il est très heureux. Nous plaisantons entre nous désormais sur le fait que nos n'avons plus de quoi nous plaindre maintenant !

Rupert Isaacson : Ce qui est intéressant ce qu'il est en avance à l'école en maths, en lecture et en sciences, mais il a encore du rattrapage à faire au niveau du langage et de l'échange d'idées. Il parle beaucoup mais pour ce qui est de la conversation, ses capacités commencent seulement à se développer maintenant. C'est aussi intéressant de voir à quel point sa façon d'avoir une conversation est unique. Quand il avance une idée, ce n'est jamais celle à laquelle on s'attend. Maintenant, si vous entrez dans la pièce sans le connaître, vous ne pourrez pas savoir s'il est ou pas atteint d'autisme, alors qu'un an en arrière, sa maladie ne faisait aucun doute. Il avance donc dans la ''normalité'' mais il gardera toujours son autisme, ce qui lui donne un point de vue différent sur le monde.

Parutions.com : Que doit-on comprendre par rester autiste mais guéri ?

Rupert Isaacson : Disons convalescent. Ce que je vois dans l'idée de convalescence, c'est que la personne est désormais équipée d'un kit de survie. Imaginez que vous débarquez du Mexique ou du Honduras au Texas pour du travail ; vous devez à présent vous immerger dans cette toute nouvelle culture qu'est la culture américaine, et donc porter avec vous deux cultures différentes. C'est ce qui arrive à quantité de gens à travers le monde. Pour moi, la convalescence d'une personne atteinte d'autisme ressemble à cela : avancer dans un monde nouveau tout en restant retenu par cette part essentielle de soi-même, rester un être autiste face à des êtres humains neurologiquement normaux.

Kristin Isaacson : Le terme de «convalescence» signifie aussi que vous avez perdu vos symptômes ; si vous allez voir un médecin, il ne pourra pas donner le diagnostic classique d'un autiste.

Parutions.com : Le diagnostic clinique est expliqué dans le livre. Mais qu'est-ce qui chez Rowan va demeurer, quand bien même il paraît à présent neurologiquement normal ?

Rupert Isaacson : Il vaudrait mieux lui demander. La personne la plus intéressante avec qui il m'a été donné d'aborder le sujet est le Dr. Temple Grandin, un professeur de l'université d'Etat du Colorado, qui est également autiste. Ce qu'il y a de fascinant chez elle, c'est qu'elle peut parler de l'autisme de l'intérieur ; nous avons eu beaucoup de chance de pouvoir parler avec elle à plusieurs reprises. Elle explique que pour elle, le processus cognitif est visuel avant d'être verbal. Et je pense que pour vous et moi, c'est l'inverse : nous pensons d'abord par les mots, ensuite avec les images. Et je crois que cela rend compte fondamentalement d'une différence à voir le monde. Ce n'est bien sûr peut-être pas vrai de tous les autistes ; on ne peut pas plus généraliser sur eux qu'on ne peut le faire des Américains ou de n'importe quel autre groupe de personnes. Il y a de toute évidence des nuances personnelles, des biais individuels dans l'autisme. Mais quoi qu'il en soit, il semble que les autistes ont une façon différentes d'aborder les problèmes. En plus, ils bénéficient d'une grande clarté d'esprit car leur pensée n'est pas polluée par la crainte de ce que les autres peuvent penser d'eux. Assis ici devant vous, il y a en moi une part qui espère que vous donnerez une bonne interview à partir de notre échange. Mais si c'était Rowan qui donnait cet entretien, ce type de pensée ne l'habiterait pas. Il serait simplement là, présent. C'est un plus.

Kristin Isaacson : Une autre différence importante est que le cerveau d'un autiste a un excès de matière blanche, même s'ils sont tout à fait ''fonctionnels'', comme l'est Temple Grandin. De cela il résulte une plus grande difficulté à lier les choses ensemble. Les chemins qu'emprunte une pensée dans le cerveau sont différents. L'itinéraire physique des différentes connections est donc très différent chez un autiste, ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que tous les autistes pensent de la même façon ; chacun est unique. Il n'y a pas de chemin synaptique propre à l'autisme. C'est ce qui fait que les liens entre différentes idées chez un autiste peuvent paraître étranges. C'est également ainsi que l'on obtient un Albert Einstein dont beaucoup de gens pensent qu'il entrait dans le spectre de l'autisme, et qui a proposé de toutes nouvelles façons de penser le monde : parce que son cerveau utilisait des chemins neuronaux différents.

Rupert Isaacson : Ce qui est intéressant aussi, c'est que le monde semble devenir de plus en plus autiste, et non l'inverse. D'ici vingt ans, le nombre de personnes qui pensent de cette manière devrait augmenter d'environ 1000 %. Et c'est intéressant parce que cela pose la question suivante : comment est-ce que cela va affecter la définition de l'être humain, ce qu'être un humain veut dire. On trouve beaucoup de théories à ce sujet, comme par exemple que ces changements seraient une accélération de l'évolution humaine, dont les ressors nous échappent encore. Quoi qu'il en soit, le fait d'avoir plus de personnes de ce type dans la société va forcément en modifier le fonctionnement. Et ça peut devenir passionnant, si vous avez plusieurs Einstein qui se baladent dans le coin !... Il y a des endroits dans le monde où c'est d'ailleurs déjà le cas, comme à Silicon Valley. Ce n'est pas un hasard si internet a surgi de lieux de concentration de ce type ; après quoi le reste de l'humanité a pu en profiter tout en restant gêné envers ses gens, qui restent difficiles à gérer lors de dîners en ville !

Mais je crois que nous finirons par admettre qu'ils ne peuvent plus être marginalisés et que, au contraire, la société devra tirer parti de leur existence. Ce qui nous rapprochera des modèles anthropologiques indigènes et non post-industriels. Dans des communautés indigènes telles que certains pans de la Mongolie ou de l'Afrique du Sud, les individus exhibant ce type de symptômes ne sont pas mis à l'écart. Ils sont au contraire très bien intégrés au sein du groupe. Notre culture est en fait la seule à vouloir marginaliser ainsi ces personnes alors que – et c'est drôle quand on y pense – c'est beaucoup plus difficile : il est plus dur de créer de nouvelles institutions pour isoler ces gens que de les accepter dans la société et mettre à profit leurs talents.

Parutions.com : Quel est votre avis sur les prédictions qui, dans votre livre, annoncent que Rowan finira par devenir un Chamane ?

Kristin Isaacson : Ce qui est drôle c'est que nous faisons partie des privilégiés qui pourraient faire en sorte que cela arrive si nous le voulons. Nous connaissons en effet des gens qui pourraient le former, et nous restons ouverts à cette idée.

Rupert Isaacson : Son deuxième prénom est Besa, qui est le prénom d'un Chamane du Bush et mon ami. Et c'est vrai que nous connaissons personnellement des gens qui pourraient l'entraîner. Mais la décision appartient à Rowan. C'est un choix difficile, une route complexe. Moi, je ne le souhaite pas car je sais ce que les Chamanes endurent lors de leur formation. C'est incroyablement exigeant tant sur le plan physique que mental et cela dure plus de dix ans. Ce n'est donc pas une mince affaire d'arriver au terme de cette expérience et de devenir le Chamane officiel d'une communauté. Et en général, on ne devient Chamane que malgré soi ; il faut un déclic pour accepter cette vocation. Bref, tout cela doit rester pour Rowan un chemin personnel. Et s'il désirait le faite, bien sûr, je l'appuierais... tout comme je le soutiendrais s'il préférait être comptable !

Kristin Isaacson : Il veut en fait devenir gardien de zoo. Il travaillera probablement au contact des animaux.

Parutions.com : Quel est votre sentiment général sur cette aventure ? Quand vous y repensez, est-ce la joie née de cette expérience qui prime, où les difficultés rencontrées ?

Rupert Isaacson : Tout dépend de quelle partie du voyage on parle. On repense bien sûr à la difficulté, mais aussi à beaucoup de joie car Rowan s'est débarrassé de ses trois principaux problèmes de dysfonctionnement. Il est arrivé incontinent, irascible et asocial et il est reparti propre, apaisé et avec un premier ami, et puis il s'est fait d'autres amis à la maison. Il est revenu tout aussi autiste car il n'y a pas de remède miracle et ni le chamanisme ni la thérapie équestre ne guérissent l'autisme. Et ne ne suis pas certain de vouloir un tel remède ; le plus important est qu'il s'est soigné. La différence est là. Une guérison suppose de faire partir le mal, ce qui n'est pas le cas de Rowan. Mais ce n'est plus non plus une source de désordres, de dysfonctionnements. A présent, on peut dire que c'est devenu chez lui un trait de caractère. Alors oui, au final, ce qui reste, c'est la joie, malgré des moments très éprouvants.

Et des moments magiques. Je me souviens que, peu après ses soins, nous avons enfin pu lui donner le choix entre crier et ne pas avoir de glace ou rester sage et manger de la crème glacée. C'est incroyable de réaliser qu'il pouvait enfin nous comprendre. Un dialogue devenait possible.

Kristin Isaacson : Vous ne pouvez pas imaginer le soulagement que ce fut d'avoir finalement un moyen d'entrer en contact avec lui. Il pouvait faire une choix.

Rupert Isaacson : Plus l'apprentissage de la propreté. Ce fut sans doute le progrès le plus important.

Kristin Isaacson : Tout va bien avec un enfant de deux ans, mais essayez de changer un enfant de cinq. Vous ne pouvez pas utiliser de couches parce que ça aggrave le problème.

Rupert Isaacson : Nous avions rencontré des parents dont les enfants, atteignant l'adolescence, portaient des couches ; nous nous préparions à cela parce que Rowan semblait inaccessible.

Kristin Isaacson : La première fois que nous sommes allés aux toilettes après avoir vu l'esprit chamane, nous sommes tous les deux rentré avec lui et nous avons demandé à Rowan ce qui se passait, parce qu'il ne voulait pas y aller. Nous lui avons demandé s'il avait peur et, pour la première fois, il a répondu : «oui». Nous nous sommes précipités vers lui pour l'enlacer. C'était incroyable qu'il puisse communiquer avec nous et dire qu'il avait peur... Nous avions essayé de le serrer dans nos bras auparavant mais sans succès.

Rupert Isaacson : C'était incroyable. Sur cette montage, quelque chose dans son esprit avait changé ; il était soudainement capable de comprendre une question, y répondre et accepter le réconfort. C'est un raisonnement certes émotif mais qui reste logique. Comprendre qu'on a peur et que cela nous enferme, accepter qu'on vous démontre que vous êtes en sureté et déduire de tout cela que toute peur peut être relativisée, c'est un exploit énorme ! Il ne pouvait pas penser de cette façon avant.

Kristin Isaacson : Et puis, il y avait la beauté de la steppe...

Rupert Isaacson : Tant de beauté ! Et une paix profonde, aussi. Imaginez un enfant qui explore la nature aussi librement — deux enfants, en fait, lui et Tomoo. La steppe est un environnement beaucoup plus sûr que le Texas, où nous habitons. On trouve des serpents venimeux à l'extérieur de notre maison, du sumac vénéneux, des fourmis rouges, des frelons... On peut trouver des scorpions dans nos lits parfois. En Mongolie, il n'y a pas de grands prédateurs. On ne doit pas surveiller les enfants pendant qu'ils jouent ; on peut les laisser gambader. Et ce fut quelque chose d'extraordinairement apaisant et réconfortant de les voir ainsi explorer cet environnement. Pour être honnête, nous avions vécu les plus grandes causes de stress avant la Mongolie, le pire moment ayant été le diagnostic et le chagrin qui a suivi. Et puis, avant de devenir un parent chevronné en la matière, de pouvoir gérer les crises publiques, ou les gens qui vous approchent dans la rue et qui vous disent que vous êtes un mauvais père, ou même votre famille qui vous dit qu'ils ne comprennent pas, vous devez emmagasiner beaucoup de stress ! Mais quand nous sommes arrivés en Mongolie, nous étions des parents aguerris en la matière.

Parutions.com : Des crises de colère terribles ponctuent fortement le livre...

Kristin Isaacson : Les colères étaient sans doute le pire. Pour nous, l'image, c'était qu'un poing nous enserrait le coeur tout le temps. On ne savait jamais quand Rowan allait démarrer — il pouvait exploser à tout moment. Nous ne pouvions jamais être complètement détendus. Même s'il faisait une bonne nuit, nous ne pouvions pas nous détendre parce qu'il pouvait basculer aussi vite qu'un claquement de doigts.

Rupert Isaacson : Nous pouvions être en train de dormir et il pouvait se réveiller en hurlant à n'importe quelle heure de la nuit. C'est quelque chose de très physique : d'un coup, les draps se mettaient à peser des tonnes...

Kristin Isaacson : Quand il devenait fou de la sorte, c'était horriblement frustrant pour nous. Comme s'il était sur un champ de bataille. Les colères autistiques ne sont pas des colères normales, par lesquelles les enfants pensent que, s'ils piquent une crise, ils obtiendront ce qu'ils veulent. Avec l'autisme, l'enfant perd véritablement le contrôle de son cerveau, il réagit excessivement à un torrent hormonal. Ça doit vraiment donner l'impression d'être en plein combat.

Rupert Isaacson : Voir votre enfant souffrir comme cela et être incapable de l'arrêter est quelque chose de profondément douloureux.

Parutions.com : Vous faites bien la distinction dans le livre entre les colères autistiques et les colères normales, en appelant celles de Rowan des «tempêtes neurologiques».

Rupert Isaacson : Exactement. Ce n'est pas comportemental, comme quand un enfant de deux ans s'énerve parce qu'il n'a pas ce qu'il veut. Avec l'autisme, la cause est différente : le système nerveux a des ratés parce qu'il enregistre trop d'informations. Par exemple, quand de la lumière atteint nos yeux, elle est directement communiquée comme telle au cerveau. Mais si quelque chose dérape, la personne peut avoir la sensation de voir une lumière stroboscopique. C'est que son cerveau a trop de matière blanche et qu'il est déjà défaillant : le signal est amplifié, il atteint l'amygdale cérébelleuse qui contrôle la réponse – faire face ou fuir -, et soudain vous avez un enfant qui croit qu'il est en train de mourir. Dans des situations de ce genre, les enfants autistes peuvent essayer de se faire du mal. Ils peuvent se frapper, se cogner la tête contre un mur... Et cela peut durer longtemps.

Kristin Isaacson : La cause de ces colères n'est pas toujours sensorielle. La frustration peut également les causer. Mais au lieu d'un simple sentiment de frustration, qu'un enfant peut normalement gérer, cela donne ici l'impression d'être en guerre, comme attaqué. La raison est que la réponse donnée par l'amygdale cérébelleuse ne distingue pas une information du type «mon jouet est cassé» de «des tanks arrivent et ils vont me tirer dessus».

Rupert Isaacson : Ces enfants ne peuvent pas raisonner ni décider quelle est la réaction la plus adaptée. La logique leur fait défaut. A présent, la logique commence à se manifester chez Rowan, comme on vient de l'évoquer.

Parutions.com : Vous mentionnez deux ou trois fois dans le récit que vous pouviez distinguer dans ses yeux quand il comprenait.

Kristin Isaacson : Avant, il avait l'air beaucoup plus absent ; mais après les guérisons, il y avait plus de présence dans son regard. Ça se voit, c'est surprenant. Si vous avez l'occasion de voir le documentaire, vous vous en rendrez compte.

Parutions.com : Quand ce documentaire sortira-t-il ?

Rupert Isaacson : Il vient de sortir dans les cinémas américains. Je ne sais pas encore pour la France. Il sera diffusé à la télévision aux États-Unis l'an prochain, puis à l'automne 2010 en Angleterre, au cinéma aussi je crois, et il vient d'être vendu en Australie. Si quelqu'un veut le diffuser en France, nous serions heureux de collaborer !

Parutions.com : Quel rôle avez-vous joué dans la réalisation de ce film ?

Rupert Isaacson : Et bien, nous sommes dans le film. Je l'ai également produit et financé, essentiellement grâce aux droits d'auteur. Mais j'ai laissé le réalisateur libre de ces gestes. Nous avons certes pris part au processus créatif mais il y a une règle d'authenticité dans le journalisme : il faut suivre l'histoire et non interférer avec elle. Nous ne pouvions pas dériver vers des considérations de style. On a été tenté d'explorer le chamanisme en détails, mais pour rester fidèle à l'histoire, il fallait simplement suivre Rowan. Ce qui peut être difficile ; il y eut des moments où nous savions que nous n'apparaissions pas sous notre meilleur jour. Il fait laisser couler...

Parutions.com : Dans le livre, beaucoup d'humilité transparaît également. Comment avez-vous géré cela ?

Rupert Isaacson : C'est en fait facile parce que l'on parle de vraies personnes qui, comme vous et moi, ont leurs propres dysfonctionnements. Si vous ne montrez pas aussi cela, alors à quoi bon ? C'est difficile également dans la mesure ou vous décrivez des situations qui vous ont été pénibles. Fils d'une lignée de journalistes, je donne la priorité à l'authenticité de l'histoire ; je dois avoir ça dans le sang et je m'intéresse donc plus à l'histoire qu'au fait d'être Rupert Isaacson. Je ne prends pas les choses personnellement ; les réactions de Rupert Isaacson ne m'intéressent que dans la mesure où elles étoffent le récit et qu'elles participent à décrire correctement ce qui s'est passé. Et cette honnêteté est très utile : elle évite de trop développer votre ego ! Vous avez aussi conscience que vous apportez une témoignage supplémentaire aux autres parents d'enfants autistes. Si vous ne racontez pas honnêtement l'histoire, elle n'a plus aucune valeur.

Parutions.com : Bien que vous soyez l'auteur du livre, Rupert, cet entretien nous rappelle la part essentielle également jouée par Kristin. Qu'en fut-il à l'écriture ?

Kristin Isaacson : C'est difficile à dire. Nous parlons si souvent ensemble...

Rupert Isaacson : Bien que je sois le narrateur, la voix de Kristin est très présente dans le livre. Le narrateur n'est pas vraiment Rupert. Ma voix est là dans des dialogues précis, mais la narration est un tout plus grand que ses parties, et une grande part vient en effet de Kristin. C'était un processus que nous avons vécu ensemble constamment.

Parutions.com : Comment vous êtes-vous souvenu de tous ces dialogues durant le voyage ?

Rupert Isaacson : J'avais toujours un cahier avec moi. Si vous êtes rapide et que vous écrivez vite, vous pouvez noter les conversations pendant qu'elles ont lieu. Sinon, si vous n'avez pas de cahier à portée de main, si vous êtes à cheval par exemple, vous saisissez la première opportunité pour vous échapper et noter tout cela.

Kristin Isaacson : Il faisait ça très bien. Nous étions au sommet d'une montagne et il prenait des notes tous les soirs.

Rupert Isaacson : Il le fallait bien, sinon tout aurait perdu de sa fraîcheur. Je dois ajouter que la caméra a servi de ''sauvegarde'' utile parce qu'il est arrivé que de l'eau s'infiltre dans mon cahier et ruine quelques pages par exemple. Le film permet non seulement de vérifier les dialogue mais aussi de se rappeler le paysage, les vêtements des gens, ou la qualité de la lumière.

Parutions.com : Être journaliste, est-ce que cela vous a influencé dans l'écriture ?

Rupert Isaacson : Oui, beaucoup. Le journalisme impose une éthique : on ne sert que l'histoire. Cela a aussi un impact sur le rythme de la narration. Si je devais passer cinq pages à décrire ce que je pense de la montagne, cela ne servirait pas l'histoire. Chaque description doit coller à l'histoire de Rowan. Tout ce qui sort de cela doit être coupé.

Kristin Isaacson : Son éditeur l'a beaucoup aidé en l'occurrence, en lui permettant de couper un tiers de ce qu'il avait écrit.

Rupert Isaacson : C'est ça écrire. La règle, c'est qu'on ne finit par garder que les deux tiers de ce qu'on a écrit, même après avoir affiné l'ensemble. Vous écrivez d'abord tout, puis vous élaguez jusqu'à ce que ce soit lisible, vous coupez tout ce qui est hors sujet. Tout comme pour un documentaire qui n'est que l'aboutissement d'un travail sur toutes les prises. L'accent doit toujours rester sur l'enfant. S'il n'y avait pas eu de changement en Rowan pendant le voyage, j'aurais écrit sur ça. Mais nous étions nous-mêmes si ahuris par le degré et la vitesse des changements, et par le fait qu'ils soient survenus juste après les rituels, exactement comme le chaman l'avait prédit ! Notre surprise était réelle. J'avais pourtant beaucoup d'expérience avec le chamanisme, à travers mes expéditions en Afrique, mais je n'avais jamais observé un changement aussi radical.

Parutions.com : Avez-vous dû faire un effort pour intégrer ce que le chamanisme vous a appris à vos croyances antérieures ? Qu'est-ce qui a changé pour vous ?

Kristin Isaacson : Cela reste encore difficile et je ne peux pas l'accepter aussi facilement. Je peux en parler, mais tout cela est si éloigné de mon expérience normale que c'est comme parler chinois. Cela ne semble pas vraiment réel, bien que ça ait eu lieu. Et ce n'est pas tant que je n'y crois pas ; c'est plutôt qu'il m'est encore très difficile de penser ces choses.

Rupert Isaacson : C'est différent pour moi parce que je fonctionne plus comme cela, à l'instinct. Il faut aussi avoir en tête que je viens d'une famille de colons africains, et que l'intuition a joué un grand rôle dans mon éducation. Si vous vivez en effet parmi des cultures que vous ne comprenez qu'à moitié, ce qui est le propre de l'expérience coloniale, il vous faut parfois prendre des décisions basées sur l'instinct. Vous êtes entourés de Zoulous mais vous ne parlez pas leur langue. J'ai aussi passé mon enfance au coeur de la nature, à chasser les animaux et devoir moi-même en devenir quasiment un, tout du moins à devoir me mettre à leur place. Bien que vous ne puissiez véritablement communiquer avec l'animal que vous chassez ni avec le cheval que vous dressez, il faut pouvoir combler les vides et donc recourir à l'instinct. On retrouve cela aussi dans le journalisme, où l'intuition joue un grand rôle : où chercher, qui interroger ? Etc. Et puis, quand j'ai rencontré Kristin, j'ai senti qu'elle devait devenir ma femme, je ne l'ai pas compris ni réfléchi. Kristin, quant à elle, a connu une éducation différente de la mienne.

Kristin Isaacson : Pour moi, c'est un peu plus ambiguë. J'ai connu une éducation hippie et New Age en Californie, avec des gourous, l'astrologie, tout ça... Mais quand je suis rentrée en troisième cycle d'université, j'ai rejeté ce système, en étudiant la science et en essayant de devenir la plus rationnelle possible. Les choses ont commencé à changer en Inde, où nous nous sommes rencontrés, et quand suis devenue bouddhiste. Cela m'a aidé à élargir mes horizons ; je me sens beaucoup plus à l'aise avec l'irrationnel et les mystères à présent, bien que je sente qu'il n'y a pas beaucoup de place pour ces ''écarts'' dans ma tête. Cela m'a permis de mieux appréhender des phénomènes qui échappent à la raison, comme le chamanisme.

Rupert Isaacson : Ce qui est intéressant avec les chamanes, c'est que peu leur importe que vous croyiez en eux ou pas. Ils sont très professionnels et pragmatiques. Ils ne vous demandent pas de croire ce qu'ils font pour que cela marche ; ils font juste ce qu'ils ont à faire. Chaque chamane pourra vous donner une explication différente d'un phénomène car tout cela est très personnel. La preuve réside dans l'obtention du résultat. C'est tout. Il faut garder à l'esprit que ces gens habitent dans des endroits très difficiles, où il serait très dur pour vous et moi de survivre. Si vous habitez dans des conditions pareilles, vos agissements doivent viser un succès assuré. Vous ne vous lancez pas dans des actions qui n'ont pas d'intérêt pratique. C'est d'ailleurs pour cette raison-là qu'ils recourent aussi à la médecine occidentale.

Parutions.com : Voyez-vous une différence entre le chamanisme que pratiquent les Bushmen et celui pratiqué en Mongolie?

Rupert Isaacson : Presque pas, non. La seule vraie différence entre ces cultures traditionnelles dépend de leur environnement. Par exemple, pour atteindre un certain état de conscience nécessaire au chamanisme, si vous vivez en Amérique du Nord, où l'on trouve beaucoup de plantes hallucinogènes, vous obtenez des traditions chamaniques qui emploient ces substances-là. Dans des lieux où ces plantes ne poussent pas, comme dans le Kalahari ou dans la steppe de Mongolie, les indigènes utilisent tout un système d'exercices physiques, de danses, de chansons et de rythmes, afin d'atteindre l'état de transe. Quelles que soient les méthodes utilisées, le but reste de communier avec le monde spirituel et de revenir avec une série de recommandations pour le problème à traiter. Celui-ci peut être d'ordre physique, mental, social, médical, ou tout à la fois, car les personnes rassemblées autour du feu apportent des dilemmes variés. Le rituel implique toujours de la danse, des rythmes et des chansons, avec l'activation d'une sorte d'énergie vitale qui réside presque toujours à la base de la colonne vertébrale. C'est proche du chi, une sorte d'énergie sexuelle lotie dans le bas du dos. Avec de l'entraînement, on peut apprendre à la contrôler. Si vous posez la question aux chamanes, ils vous répondront tous la même chose : cette énergie est l'amour.

On peut distinguer par contre les chamanes des sorciers. En Afrique, on ne peut pas obtenir d'un chamane du Bush ou d'un esprit qu'ils vous rendent par le rituel prospère dans votre travail. Cela corromprait l'ordre de l'univers et l'équilibre du pouvoir. On trouve de nos jours en Afrique des sorciers qui se spécialisent en magie noire. Vous ne trouverez jamais un chamane proposant ce type de service. Vous ne pourriez pas payer non plus un guérisseur du Bush pour qu'il effectue un rituel afin d'améliorer votre récolte ou gagner plus d'argent. Ces choses-là sont à régler entre vous et l'univers. Mais guérir, ça, oui, ils le font !

Parutions.com : En Mongolie, quelle relation entretiennent le Chamanisme et le Bouddhisme selon vous ?

Rupert Isaacson : Ce sont deux religions d'Etat. Mais les chamanes eux-mêmes ne sont pas tous chamaniques. C'est un monde très souple, pas comme une religion véritable, sans dogme. Les chamanes n'ont pas le statut de prêtre au sein de la communauté ; en dehors de leurs travail de guérisseurs, ils sont complètement intégrés au sein du groupe, et s'ils peuvent se faire rémunérer pour leurs services, ils ne vivent pas à l'écart dans un temple que leur paierait la communauté. Il y a un panthéon de dieux et déesses bouddhiques tibétains au sein même du chamanisme mongolien, parce que le bouddhisme tibétain s'est ajouté à des pratiques chamaniques ancestrales. Ils recourent donc de manière métaphoriques aux divinités bouddhiques, qui représentent pour eux différentes nuances de l'humanité.

Au coeur du chamanisme, cette flexibilité est essentielle. Les chamanes recourent à tous types de termes tout à fait interchangeables, qu'ils parlent des ancêtres, de l'esprit de la nature, des esprits animaux, du seigneur d'une rivière ou même de Dieu. Ils utilisent ces termes en fonction de la qualité du dilemme qu'ils doivent traiter. Durant la transe, ils entrent en contact avec ces entités, sous la forme de rêves éveillés si vous voulez.

Parutions.com : L'année passée, vous avez conduit Rowan auprès des chamanes du Bush. Et cette année en Mongolie. Prévoyez-vous d'autres expéditions et de recourir à de nouveaux rituels ?

Rupert Isaacson : Oui, nous sommes en fait déjà en chemin ! Après ce passage à Paris, nous nous rendrons en Australie, où nous aurons un rituel avec une communauté aborigène de la forêt de Daintree dans le Queensland. Pour l'instant, je ne peux pas prévoir la fin de ce processus, à moins que les instructions et les prédictions des esprits se vérifient et qu'à l'âge de neuf ans, Rowan soit guéri et ne souffre plus d'autisme. A part cela, je ne vois pas d'autres raisons d'interrompre ces voyages incroyables dans la nature avec ma famille. Car on ne se rend pas seulement dans ces endroits merveilleux pour y trouver des chamanes ; il y en a d'excellents en Amérique du nord. Même en France, il existe une tradition florissante de thérapie chamanique, et je connais aussi des guérisseurs au Royaume-Uni.

Parutions.com : Merci.


Entretien mené en Anglais par Lisa Jones en Juillet 2009 (Traduction de Samantha Joustra et Thomas Roman)
( Mis en ligne le 16/12/2009 )
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