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Hermann Broch, penseur du politique
Hermann Broch   Théorie de la folie des masses
Editions de l'Eclat 2008 /  32 € - 209.6 ffr. / 525 pages
ISBN : 978-2-84162-163-7
FORMAT : 15cm x 22cm

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen.
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L’épaisseur du livre (520 pages), son titre scientifique ambitieux, sa forme scolastique décourageront les esprits légers et susciteront la curiosité des spécialistes et amateurs éclairés de psychologie sociale et de philosophie politique. Et il s’agit bien en effet d’un ouvrage austère et parfois difficile, dense, mais riche, servi par un style vivant et porté par un souffle éthico-politique autant qu’un projet humaniste de compréhension de l’histoire. Fort riche – inachevé et peut-être un peu trop touffu et obscur parfois -, il s’adresse à un lectorat motivé et informé des débats théoriques qui traversent les sciences humaines et la philosophie des années 1880-1945, auxquels l’auteur, extrêmement cultivé, se réfère, parfois cavalièrement. L’esprit synthétique et pluridisciplinaire de Broch, formé à la rhétorique et à la logique de l’université germanophone, est aussi celui d’un immense écrivain et un romancier de grande classe, qui sait faire partager sa passion de la vérité et sa quête du sens, en dramatisant les enjeux de sa recherche.

Mais s’il appartient pour la grandeur littéraire et l’ambition de conception à la catégorie de Proust et Joyce, il ressemble plutôt à son compatriote Musil pour sa formation scientifique et philosophique et pour son caractère de romancier spéculatif (lui disait «roman épistémologique»); s’il n’est pas connu comme Sartre en tant que philosophe écrivant des romans, Broch (menant comme Sartre une carrière extra-universitaire, mais à la génération précédente) est certainement un romancier-philosophe, très sérieusement informé des débats les plus théoriques de son temps, et un penseur qui aurait pu mener une brillante carrière académique et se faire lire comme un théoricien original, disciple de la phénoménologie de Husserl. Et il n’y a pas de hiatus réel entre cet opus théorique abstrait et l’œuvre de fiction dont le chef d’oeuvre encore trop ignoré, La Mort de Virgile donne la clé d’ensemble, à savoir la responsabilité éthique, politique et sociale de l’écrivain dans son temps. Inspiré du romantisme, Broch est un poète-savant à la Novalis, qui veut sauvegarder l’unité de l’homme et la possibilité d’une société décente, en penseur humaniste et médiateur inspiré de la vérité.

S’il avait choisi la voie philosophique plus nettement, peut-être lirions-nous Broch déjà depuis des décennies comme le Sartre de la Critique de la raison dialectique : un phénoménologue de la vie sociale et du politique, lecteur de Freud (l’inconscient), Tarde (l’imitation), Le Bon (la foule) sur les origines de la politique, du pouvoir et de l’Etat, de leurs variétés et variations, notamment autoritaire ou dictatorial et charismatique, sur fond d’anthropologie existentielle et historique. Plongé par l’époque mais aussi sa condition de Juif dans la crise des fondements qui bouleverse l’occident et lui fait traverser les guerres mondiales, Broch convoque une culture encyclopédique mûrie par des années de lecture et une passion intellectuelle, pour rendre compte de la catastrophe. De ces phénomènes, il voit, par-delà leur chronique journalistique, la dimension psycho-sociale mise en jeu : il s’agit certes d’un problème politique européen des sociétés industrielles de classes, autoritaires et militaristes (aristocratiques et monarchiques en Europe centrale et orientale) et démocratiques bourgeoises (à l’ouest), sur fond de mutations profondes, culturelles et socio-économiques : comment advient le déchaînement de folie suicidaire de l’Europe (Valéry !) et apparaissent les monstres étatiques totalitaires.

Mais poussé par le démon de la radicalité intellectuelle, en rationaliste européen, Broch cherche à rendre compte de ces faits dans un cadre conceptuel plus profond : par une histoire philosophique et raisonnée de l’humanité, qui s’appuie sur une vaste documentation ethnographique et historique, ainsi que sur la connaissance des philosophies de l’histoire (Broch use du marxisme et du freudisme, mais, comme Sartre, il n'est pas vraiment marxiste, ni freudien, et utilise ces références de façon critique...). La Théorie de la folie des masses porte encore certaines traces des études du jeune ingénieur Broch, passé par le néo-positivisme d’Ernst Mach avant de le dépasser, comme son illustre contemporain L. Wittgenstein. De cette formation initiale, Broch garde un goût développé des études empiriques, un effort de synthèse encyclopédique basé sur de vastes enquêtes et une distance devant les constructions théoriques précipitées ou «métaphysiques» ; mais sans renier sa dette, le romancier-épistémologue, passionné de physique, bascule du côté de la phénoménologie, sans doute du fait de l’importance qu’elle accorde contrairement au positivisme à la question psychologique et à l’examen de l’intériorité, étant entendu qu’il ne s’agit pas de spéculer à partir de la seule introspection et de l’expérience.

En phénoménologue, c’est la méthode transcendantale que Broch applique à l’être-social et politique de l’humain : il est proche aussi en cela de son contemporain et compatriote, également exilé aux États-Unis, A. Schütz. On pourrait ajouter à la liste ces grands penseurs philosophiques du politique préoccupés des mêmes questions fondamentales que sont d’autres exilés anti-nazis germanophones : le dernier Ernst Cassirer (celui du Mythe de l’Etat) et Eric Voegelin, formé chez Max Weber et Hans Kelsen, lecteur critique de Husserl, qui à partir de ses ouvrages, La Nouvelle science du politique et Les Religions politiques, entame une œuvre monumentale sur les origines et la dynamique catastrophique des idéologies modernes, en tant que pathologies collectives, à partir d’une analyse de la nature du psychisme et de sa pente gnostique face à la résistance du réel et de l’énigme de la transcendance. Voegelin d’ailleurs recommande, dans Anamnesis, la lecture de Broch (ainsi que de Musil et des Mann) à qui veut comprendre les enjeux politiques profonds du siècle de préférence à la science politique institutionnelle.

Un autre nom d’essayiste juif d’Europe centrale exilé et obsédé par la question des phénomènes de masses et des foules comme problème politique majeur du vingtième siècle vient à l’esprit : Elias Canetti. Broch annonce aussi Le Viol des foules par la propagande politique de Serge Tchakhotine. Une lecture comparée de ces auteurs contemporains serait d’ailleurs stimulante et sûrement révélatrice de pistes communes et de différences spécifiques. Avec sa formation autrichienne de la Vienne début de siècle, Broch affronte donc un phénomène qui suscite à la même époque d’ambitieux travaux chez des auteurs venus d’horizons théoriques variés. La judéité de Broch, par ailleurs laïque, tient à un souci éthique, laïcisé, de la dignité de l’âme individuelle, dont découle son engagement politique anti-totalitaire. Sur fond de mystique historique personnaliste – une sorte de «foi philosophique» qui se substitue à la religion, comme Jaspers – il défend l’exigence de la civilisation : une harmonie et une stimulation réciproque entre l’individu, aiguillon créateur parfois génial, et la collectivité, porteuse de culture historique, vivante ou sédimentée. Mais le prophète se casque de théorie chez Broch, quand il n’est pas romancier. C’est d’ailleurs un intérêt de ce livre d’enrichir notre étude des intellectuels juifs laïques germanophones exilés dans les démocraties anglo-saxonnes (Freud, Schütz, Cassirer, Adorno, etc.) confrontés à l’expérience de ce type de société et à une rupture déchirante avec le pays de leur naissance et ainsi avec leur projet d’assimilation au sens des Lumières et de contribution à la modernisation.

L’actualité du livre tient aussi à ce qu’il repose à notre époque le problème des conditions de possibilité de la "démocratie" dans les sociétés de masse : un régime qui repose sur le peuple et sa capacité à réfléchir avant de voter et de déterminer l'intérêt général ? Un système capitaliste bourgeois manipulant l’homme moyen par des distractions avant de le sacrifier ? Humaniste anti-fasciste et inquiet du totalitarisme, Broch prône une démocratie sociale, entre socialisme et New Deal, argumentée devant le peuple par l'éducation publique généralisée, et médiatisée par des mythes modernes, c'est le rôle de l'art, des poètes et romanciers : mais ceux-ci doivent servir la cause d’une compréhension de soi et d’une fraternité humaine, en médiateurs et éducateurs, sorte de prêtres de l’humanité. La boucle est bouclée avec La Mort de Virgile.


Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 13/10/2009 )
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