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Philosophie |
| Tristan Garcia Nous, animaux et humains - Actualité de Jérémy Bentham Bourin Editeur 2011 / 20 € - 131 ffr. / 204 pages ISBN : 978-2-84941-224-4 FORMAT : 13,9cm x 21,3cm
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le Problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998) ou Comte (Les Belles Lettres, 2000, Rééd. 2006). Imprimer
Nous, qui nous ? De quelle communauté parle-t-on ? Tout dépend du critère que lon décide de retenir ; de ce quon inclut et de ce quon exclut. Tristan Garcia remonte au fondateur de lutilitarisme. Bentham relativise la capacité de raisonner au profit dun autre critère : la capacité de souffrir. On a commencé à sattendrir sur le sort des esclaves ; on finira par adoucir celui des animaux qui servent à nos travaux et à nos besoins.
Il est vrai, comme le sous-titre lindique, quil y a «une actualité de Jeremy Bentham», car lidée dun droit des animaux a fait son chemin. La solution la plus largement partagée aujourdhui est celle qui consiste à faire valoir le droit des animaux comme un droit qui sapplique à eux et non comme un droit quils seraient aptes à revendiquer : ainsi fait-on entrer en ligne de compte leur incapacité dêtre des sujets de droit, comme des enfants avant lâge de raison. Mais comme le rappelle lauteur, la comparaison peut sembler spécieuse si lon considère les enfants comme des êtres raisonnables en puissance. Bentham passe outre cette catégorie aristotélicienne, il fait sauter le verrou métaphysique des différences substantielles entre les espèces et ouvre ainsi un champ de réflexion très moderne dans lequel pourront sinscrire aussi bien lévolutionnisme que les théories anglo-américaines de lanimalisme.
En résumé, la communauté des êtres pensants doit sélargir à la communauté des êtres souffrants. Bergson, rappelons-le, évoquait cette proposition de Bentham dans ses leçons clermontoises, faisant écho à un débat qui avait déjà conduit à la fondation de la société protectrice des animaux et au vote de la loi Grammont. A lépoque, on ne songe pas encore à remettre en cause la domination de lhomme sur lanimal. La protection des animaux, encore axée sur des thèmes utilitaires et centrée sur lhumain, réclame essentiellement léradication des souffrances inutiles. Les habitudes sanguinaires, jugées contagieuses, inquiètent le parti de lordre, tandis que les républicains associent la honte de lesclavage à celle des bêtes maltraitées. La séquence post-révolutionnaire dans laquelle émergent ces préoccupations a son importance, dans la mesure où la sécularisation de la société supposait de reprendre à zéro les relations entre tous les êtres qui sont des co-habitants de la planète.
A lévidence, nous sommes de plus en plus sensibles au sort des animaux. Comme le suggère lauteur, qui situe volontiers lanalyse à ce niveau anthropologique, notre souci sétend aux animaux non domestiques alors même que nous vivons de moins en moins avec eux et quil y a de moins en moins de connivences du fait de notre mode de vie et du progrès technique. Lanimalisme contemporain sinscrit dans une histoire de la sensibilité qui resterait à écrire une histoire de la sensibilité que le succès de Michel Foucault a peut-être trop longtemps retardée, si lon peut ici avancer une hypothèse qui ne figure pas dans louvrage mais nous aide cependant à en définir les enjeux.
Mais que vaut largument de sensibilité ? Lensemble de louvrage a pour but den proposer une évaluation critique en examinant analytiquement les différentes thèses en concurrence. Dans un style critique assez proche de la méthode kantienne, lauteur dévoile les antinomies qui résultent aussi bien de lhumanisme rationaliste que de lantispécisme dans ses différentes versions. Dun côté, lhumanisme nous rend inhumains en nous accoutumant à regarder ce qui ne nous ressemble pas comme étant moins humain que nous. Lhistoire des différentes dominations, de race, de sexe, de classe, se résume dans cette figure hyperbolique de lanimal quon martyrise et qui na pas la possibilité de se défendre. Sagissant des animaux dabattoir, on sinterroge de nos jours sur lintériorisation dune violence administrée froidement, sans symbolique reconnue. Labattage calculé et sa logique concentrationnaire pose un problème à la conscience contemporaine. Cette violence soumise à une parfaite rationalité technique, à labri des regards, nest pas sans évoquer, jusque dans sa banalisation, les procédés dextermination. En tout cas, elle révèle une logique de domination fondée sur lexclusivité de certains critères qui rappelle dautres exclusions. Le sort des animaux nous renvoie à notre culpabilité, et la sensibilité moderne, comme pour solder une dette, tend à élargir indéfiniment le périmètre de ce qui nous est commun. Mais de lautre côté, lantispécisme conduit également à des paradoxes. En effet, dans le cas dune communauté totale, englobant tous les êtres sensibles, il nous serait impossible de supporter que le lion dévore lantilope, à moins de justifier les différences de comportements par des différences spécifiques, ce qui reviendrait à retracer des frontières entre nous et eux, et par conséquent à contredire lhypothèse. Si lhomme nest véritablement humain que lorsquil excède son humanité, lorsquil accepte avec bonne humeur délargir sa sphère dappartenance, il nen demeure pas moins que la prise en compte de tout ce qui souffre, étendue au système de la nature, compromettrait la morale et le droit, lesquels supposent au minimum lexistence de relations réciproques. Car, contrairement à ce que prétendent certains défenseurs du droit des animaux, il ne suffit pas dêtre un patient pour être un agent. On se trouve ainsi pris entre deux exigences incompatibles qui renvoient finalement à la difficulté de penser une identité ouverte, une identité qui ne soit pas une clôture, un «nous» qui ne soit pas simplement un «je» renforcé.
Loin de senfermer dans une option dogmatique, Garcia invite chacun à réfléchir sur le prix à payer pour chaque extension ou resserrement du nous. Comme il en fait la démonstration à plusieurs reprises, ce que nous gagnons en cohérence et en intensité, nous le perdons en largesse, et inversement, ce que nous gagnons en générosité nous le perdons en consistance et en précision. Puisque chaque option a ses inconvénients et quil sagit dune difficulté constitutive, lauteur nous invite à nous contenter dune «intensité errante et variable» (p.181).
Au terme de la lecture, on est saisi par limpossibilité de sextraire du point de vue anthropocentrique à partir duquel sordonnent non seulement nos classifications (animaux de compagnie, animaux de boucherie, etc.) mais le débat lui-même, prétendument décentré et pourtant toujours guidé par les rapports que les hommes ont entre eux, pour le meilleur et souvent pour le pire. Le sort des animaux, même lorsquil nest pas pur prétexte, nous renvoie à notre despotisme et réveille notre culpabilité.
Dans lensemble des productions récentes sur la question animale, louvrage de ce jeune auteur (né en 1981) répond à une fonction critique, au sens philosophique du terme ; cest un essai danalyse argumentative que les agrégatifs (qui ont ce thème au programme en 2011-2012) pourront intégrer à leur préparation, parallèlement aux travaux érudits (mais aussi plus «partisans») d'Élisabeth de Fontenay.
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 06/09/2011 ) Imprimer
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