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La sagesse des anciens
Entretien avec Thibault Isabel - (Manuel de sagesse païenne, Le Passeur, Janvier 2020)


Thibault Isabel, Manuel de sagesse païenne, Le Passeur, Janvier 2020, 240 p., 19,50 €
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Parutions.com : La philosophie étant d’abord l’amour presque pervers des définitions, pourriez-vous nous dire ce que vous entendez par les mots «manuel», «sagesse» et «païen», puisque vous avez choisi d’intituler votre livre Manuel de sagesse païenne ?

Thibault Isabel : Alors que la philosophie occidentale moderne met l’accent sur les questions théoriques, les grands auteurs de l’Antiquité gréco-romaine ou orientale privilégiaient au contraire les questions pratiques, qui leur semblaient constituer l’aboutissement ultime de la philosophie. La «sagesse» incarne donc précisément la branche de la philosophie qui se soucie des questions pratiques plutôt que théoriques.

Le mot «paganisme» renvoie quant à lui à l’atmosphère culturelle, religieuse et morale des peuples traditionnels, avant l’essor des religions monothéistes et de la transcendance métaphysique. A l’époque, le sacré n’était pas situé au-delà du monde, mais en son cœur. Les dieux faisaient partie de la nature, qu’ils figuraient de manière symbolique.

Enfin, un «manuel» désigne un petit livre qu’on peut étymologiquement tenir dans sa main. Son but n’est pas d’être exhaustif, mais de proposer des pistes de réflexion et des repères généraux sur tous les grands sujets de l’existence, triés par chapitre : le bonheur, les relations humaines, la conduite morale, la vie et la mort, l’éducation, etc. En écrivant cet ouvrage, il s’agissait pour moi de proposer aux lecteurs un manuel de sagesse inspiré par les innombrables auteurs de l’Antiquité, dont nous connaissons parfois les noms, mais trop rarement les idées, et qui ont toujours eu le souci de nous aider à mieux vivre.

Parutions.com : Un manuel appelle à la pratique. Or si certains philosophes donnent de véritables recettes (comme Aristote ou Confucius), d’autres, comme Héraclite (pour ce qu’on en a conservé), n’en donnent aucune ; comment en faire une pratique ?

Thibault Isabel : Toute pratique repose bien évidemment sur une théorie, sur une vision générale du monde. Un plombier ne peut pas vous expliquer comment réparer une fuite s’il ne vous décrit pas au préalable l’état de votre réseau de tuyauterie. Il est dès lors important de comprendre en quoi la vision ancienne du monde différait de la nôtre, et en quoi cette différence a engendré aussi un écart dans nos modes de comportement.

Je pense que l’époque moderne, dans le champ philosophique, se caractérise d’abord par la croyance aux vérités universelles, absolues et abstraites – croyance qui se manifeste à travers des courants tels que l’idéalisme ou le matérialisme (ce dernier n’étant rien d’autre à mes yeux qu’un idéalisme inversé, venu remplacer la croyance aux «idées universelles» par la croyance aux «faits universels», ce qui ne change pas grand-chose). Les Grecs et les Chinois, pour leur part, étaient résolument pragmatistes. Toute leur sagesse reposait sur le principe de juste milieu, de juste mesure, de juste adéquation au cours changeant des phénomènes. Il faut sans cesse s’adapter, réviser ses jugements, tenir compte des contextes et des circonstances. Rien n’est vrai de toute éternité, et c’est pourquoi la sagesse est nécessaire à la bonne compréhension du monde : la pure théorie, par son caractère abstrait, tend à scléroser le réel, alors que la philosophie pratique ne pense toujours qu’ici et maintenant.

Les propos d’Héraclite sur l’éternel devenir de l’Etre et la transformation incessante des choses – qui font indirectement écho à la vision cosmologique décrite dans le Yi-Jing chinois ou le taoïsme – sont le socle de pensée à partir duquel se déploie la sagesse païenne. Ce sont des propos théoriques, qui n’en demeurent pas moins tournés vers des ambitions pratiques immédiates. Il y a en outre chez Héraclite beaucoup de fragments relevant de la sagesse davantage que de la philosophie spéculative : l’Ephésien dénonce la croyance idiote aux vérités éternelles tout en mettant en garde contre le scepticisme et la passivité d’humeur, il se moque à la fois des paranoïaques xénophobes qui craignent toute forme d’altérité et des irénistes qui refusent de faire la guerre à leurs ennemis, il vilipende les superstitions mais pointe du doigt l’importance de l’engagement spirituel, etc. L’ensemble de sa réflexion s’élabore comme un art consommé du paradoxe, en prise avec la vie concrète.

Parutions.com : Vous parlez beaucoup de philosophes grecs et chinois, mais peu des courants philosophiques indiens, iraniens ou plus spécifiquement japonais. Pourquoi ? Par ailleurs, on note l’absence d’Epicure et des cyniques : ne seraient-ils pas païens ?

Thibault Isabel : Mon livre utilise les auteurs de l’Antiquité pour nourrir la sagesse du lecteur dans tous les grands domaines de l’existence, mais il ne s’agit pas d’un dictionnaire universitaire visant à retracer l’histoire de la pensée païenne. Au contraire. C’est un livre de philosophie vivante, en l’occurrence inspiré par des auteurs défunts. Si j’avais voulu retracer l’infinie richesse des évolutions du paganisme à travers les âges, il aurait fallu une somme académique monumentale en plusieurs volumes. Je publierai sans doute un jour un travail de ce genre, mais il sera cette fois destiné aux spécialistes, et non au grand public instruit.

Le paganisme sur lequel j’appuie ma réflexion est en tout cas celui de l’époque archaïque, qui correspond grosso modo à la Grèce d’Homère et à la Chine de Confucius. C’est à cette époque, me semble-t-il, que l’on a rejeté avec le plus de force toute idée de transcendance au profit de l’immanence radicale du sacré : Deus sive natura, comme le dira plus tard Spinoza («Dieu, c’est-à-dire la nature»). Cette vision du monde entretiendra une relation très forte avec la pensée de Nietzsche, par exemple, au XIXe siècle.

De mon point de vue, l’Antiquité tardive n’est plus païenne au sens d’Homère. Le néo-platonisme n’épouse pas du tout la cosmologie de l’Iliade et de l’Odyssée. L’épicurisme et le cynisme sont eux aussi intéressants à plus d’un titre, mais ce sont déjà quasiment des philosophies post-païennes, qui débattent avec les grands courants d’idées de leur temps et n’ont plus grand-chose à voir avec la pensée archaïque.

Il faut tenir compte aussi des aires culturelles et géographiques. Les modes de pensées qui se sont développés en Grèce et en Chine n’ont pas essaimé partout. L’Egypte et la Perse ont même au contraire vu le développement précoce de religions qui ont très largement préfiguré le dogmatisme des religions révélées, avec un Dieu super-éminent, la valorisation du ciel contre la terre, voire l’aspiration à l’immortalité.

Quant à l’hindouisme actuel, c’est une religion polythéiste qui, contrairement au védisme indien archaïque, accorde une part importante à la métaphysique, au salut karmique et à l’éternité de l’âme à travers les cycles de réincarnation. Toutes ces notions étaient étrangères aux paganismes grecs ou chinois des origines de la civilisation. Je ne me sens personnellement pas plus proche de l’hindouisme que du christianisme.

Le seul exemple de religion contemporaine qui se rapproche partiellement du paganisme auquel j’aspire est sans doute le shintoïsme japonais. Mais cette religion n’a pas donné lieu à une littérature philosophique très abondante, dans la modernité, et il m’a paru préférable d’en faire abstraction dans mon livre pour me focaliser sur les auteurs anciens.

Parutions.com : Autant dire que le christianisme n’a pas la part belle dans l’opposition systématique que vous faites entre la pensée païenne et la pensée chrétienne ; cependant, le christianisme non seulement a été enrichi et fortement influencé par certaines philosophies païennes (essentiellement le platonisme et l’aristotélisme), mais il a évolué en une myriade de courants à côté des courants dominants. Et, au sein des courants historiquement dominants comme au sein de ceux qui sont qualifiés d’hérétiques (ariens, cathares, marcionites, gnostiques, etc.), on retrouve une vision du corps et de la matière largement développée en milieu païen (platonicien et néoplatonicien notamment). Enfin, des concepts païens comme le juste milieu, la modération, en morale comme en politique, ne semblent pas, tant s’en faut, avoir été retraités de manière incohérente dans le corpus chrétien, comme en témoignent nombre d’institutions et de textes de loi médiévaux ; et c’est bien à partir de la Renaissance – où la philosophie païenne (et l’esthétique) grecque revient en force – que l’immodération politique, le pragmatisme moral le plus cru et la violence religieuse se sont déchaînés. Au fond, qu’est-ce que vous reprochez au christianisme ? Et à quel christianisme ? Et qu’est-ce donc qui caractérise la fracture entre la pensée païenne et la pensée chrétienne ?

Thibault Isabel : Autant j’estime qu’Aristote est en grande partie l’héritier du paganisme grec antérieur, autant je pense au contraire que Platon en a été le fossoyeur : le philosophe de l’Académie était influencé par les cultes à mystères venus d’Orient, qui ont dramatiquement dénaturé la religion d’Homère et ont mis en avant des préoccupations métaphysiques, ascétiques et sotériologiques. C’est la raison pour laquelle je regarde le néoplatonisme de Plotin d’un œil assez critique. Mais je m’oppose bien sûr plus fortement encore à la longue tradition platonicienne du christianisme, représentée par saint Paul de Tarse et saint Augustin d’Hippone. En revanche, je porte un regard bienveillant sur la tradition aristotélicienne exemplifiée par saint François d’Assise ou saint Thomas d’Aquin, tout comme j’apprécie d’innombrables sectes chrétiennes des origines, plus tard rejetées en tant qu’hérétiques par le dogme paulino-augustinien. Au fond, j’ai même davantage de sympathie pour un chrétien aristotélicien que pour un païen platonicien.

Quelle différence irréductible oppose malgré tout le christianisme au paganisme que je défends ? C’est le rapport à la métaphysique. Pour les chrétiens, il existe un Dieu surnaturel qui a créé le monde ex nihilo ; et il existe un ordre céleste divin plus ou moins séparé de l’ordre terrestre humain, de sorte que la morale peut y prendre éventuellement la forme de commandements universels ou d’impératifs déontologiques. Pour les païens, à l’inverse, Dieu n’est rien d’autre que la nature ; il n’y a pas d’arrière-mondes et toute morale théorique à valeur universelle n’est qu’une illusion. Il s’agit là d’un fossé infranchissable.

Je me permets tout de même de dire que je ne partage pas votre vision très négative de la Renaissance. Pour moi, l’humanisme renaissant, nourri des Antiquités classiques, fut un des plus beaux moments de l’histoire culturelle européenne. Erasme, Machiavel et beaucoup d’autres grands esprits de cette période sont des auteurs que j’admire. Les débordements politiques et religieux que vous mentionnez furent précisément le fait du dogmatisme chrétien, qui prit là un de ses habits les plus détestables – et, heureusement, le christianisme a connu des heures bien plus solaires en d’autres siècles. Les fanatiques et les inquisiteurs ne souffraient pas d’un excès de pragmatisme moral, mais au contraire d’une passion maladive pour les idées universelles.

J’ajoute que le pragmatisme n’a rien à voir à mes yeux avec le relativisme sceptique, le laisser-aller des mœurs ou l’égoïsme politique. Le pragmatisme implique seulement de juger selon les circonstances plutôt qu’en fonction de vérités abstraites et de commandements absolus. Il n’empêche que, dans chaque circonstance, nous jugeons bien ou mal. Ce n’est pas parce que le bien et le mal absolus sont des leurres qu’il n’y a pas de bons et de mauvais jugements, en pratique, selon les contextes.

Parutions.com : On découvre avec plaisir des philosophes chinois relativement méconnus du grand public dans nos contrées, comme maître Xun. Quel est le philosophe chinois qui vous semble le plus intéressant, le plus accessible pour les esprits «occidentaux» ? Pouvez-vous nous le présenter ?

Thibault Isabel : Je suis confucéen, et je ne peux que recommander la lecture des entretiens de Confucius, qui constituent le texte le plus accessible du Grand Maître. Mencius est lui aussi très facile à comprendre, et les auteurs taoïstes comme Maître Zhuang ou Laozi s’expriment dans une langue poétique extrêmement agréable.

Mais Maître Xun est bien à mon avis le plus grand philosophe de l’Antiquité orientale, et, je dois le dire, le philosophe qui a le plus compté dans ma vie. Il est le premier auteur chinois à avoir écrit des traités philosophiques discursifs d’envergure, dans l’esprit d’Aristote chez nous. En bon héritier de Confucius, il fait reposer toute sa pensée sur la discipline du caractère en vue de l’adéquation du comportement à la réalité mouvante des choses. Chacun des essais de son œuvre considérable aborde un thème différent, de manière presque encyclopédique. La modernité de ses questionnements est sidérante. Je trouve inadmissible qu’un tel auteur ne figure pas dans tous les cursus universitaires de philosophie. Mais, en Occident, nous avons une conception ethnocentriste de la pensée.

Parutions.com : Vous évoquez beaucoup les rapports hommes/femmes. Or les sociétés chinoise et grecques étaient d’un machisme, voire d’une misogynie assez terrifiante et institutionnalisée dans l’Antiquité. Que peuvent donc apporter les philosophes païens sur la question des rapports homme/femme ? Quel féminisme peut être païen ?

Thibault Isabel : Toutes les sociétés païennes n’étaient pas machistes : le bassin méditerranéen l’était (et l’est encore), alors que les cultures nordiques et celtiques notamment se montraient souvent plus équilibrées. La misogynie existe à des degrés divers dans toutes les civilisations, chez les chrétiens comme chez les païens.

Mon propos concerne plutôt la représentation du cosmos. Je constate que, dans le christianisme, le divin est exclusivement paternel – et l’heureux contre-exemple de la vierge Marie ne rachète pas tout. Or, dans les religions païennes, le divin est à la fois masculin et féminin : il y a un masculin-sacré (Ouranos, le Ciel) et un féminin-sacré (Gaïa, la Terre-Mère). J’accorde beaucoup d’importance à l’idée d’une complémentarité des polarités sexuelles du monde : le Yin et le Yang, l’animus et l’anima, etc. Jung a très bien étudié ces notions. Le christianisme a souvent eu tendance à stigmatiser toute une portion du réel, en survalorisant le bien contre le mal, la vérité contre le mensonge, l’universel contre le particulier – et l’homme contre la femme. Le paganisme, pour sa part, cherchait à dépasser ces oppositions, ou, pour mieux dire, à les équilibrer, à travers le pragmatisme moral et épistémologique, l’harmonie de l’Un et du Multiple ou encore le principe hiérogamique – c’est-à-dire le mariage cosmique du masculin et du féminin comme pivot du monde. Ce sont des perspectives qui méritent à tout le moins d’être méditées.

Nous autres, contemporains, sommes à ce point habitués aux modes de pensée chrétiens que les vieilles religions de l’Antiquité nous paraissent sottes et naïves. Nous en aurions presque peine à croire que des humains adultes et sains d’esprit aient pu être sérieusement païens pendant aussi longtemps. Mais il suffit de lire les grands philosophes de cette période pour comprendre que nous nous illusionnons sur nos propres vertus modernes et que les sages de jadis n’avaient rien à nous envier en termes d’intelligence.


Propos recueillis par Frédéric Dufoing
( Mis en ligne le 24/04/2020 )
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