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Philosophie |
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Conversations avec Ludwig Wittgenstein | | | Maurice Drury Conversations avec Ludwig Wittgenstein PUF - Perspectives critiques 2002 / 24 € - 157.2 ffr.
traduit de langlais par Jean-Pierre Cometti Imprimer
Dans labondante littérature consacrée à Wittgenstein, les conversations notées par Drury occupent une place à part. A la différence de Russell, Popper ou Quine, lauteur du Tractatus ne nous a laissé aucune autobiographie; en revanche, cette personnalité hors du commun a suscité de nombreuses biographies, auxquelles viennent sajouter des ouvrages comme celui-ci, qui témoignent de la fascination exercée par lhomme sur ceux qui lont approché, fascination telle quon se demande parfois si de tels écrits échappent toujours bien aux dangers de lhagiographie.
Louvrage traduit par Jean-Pierre Cometti pose en effet un problème analogue à celui des Remarques mêlées, qui viennent dêtre rééditées dans la collection Garnier Flammarion : quelle valeur accorder à des écrits qui se situent en marge du travail proprement philosophique de leur auteur ? Le Wittgenstein qui nous est restitué, cest moins le philosophe que lhomme, lintérêt de ces conversations tenant précisément à ce que, comme le note Drury, son interlocuteur ne souhaitait pas y parler de philosophie. Qui veut bien considérer quavant de renouer avec celle-ci, Wittgenstein avait été instituteur, architecte, et avait même envisagé un temps dentrer comme jardinier dans un monastère, ne sétonnera pas quil ait dissuadé nombre de ses étudiants les plus brillants de poursuivre des études philosophiques. Si Drury, dont cest le cas, sest décidé à publier ces conversations, ce nest pas pour satisfaire cette curiosité malsaine qui nous pousse à faire bon marché de lintimité dautrui, mais parce quil estimait nécessaire de corriger les contresens encouragés par les interprétations courantes de loeuvre de son ami. «Il serait tout à fait tragique, remarque-t-il, que les commentateurs avisés de son oeuvre en arrivent à nous convaincre que ses écrits peuvent désormais aisément se voir attribuer une place dans le milieu intellectuel contre lequel ils étaient largement destinés à nous mettre en garde».
Venu à Cambridge pour y étudier la théologie, Maurice Drury (1907-1976) y fit la connaissance de Wittgenstein dès 1929 et il comptait parmi les quelques intimes qui lassistaient sur son lit de mort, en 1951. Publié à titre posthume, louvrage comprend deux mémoires, rédigés respectivement en 1974 et en 1975, auxquels il convient dajouter une courte préface de Rush Rhees, un des exécuteurs testamentaires du philosophe, ainsi quune présentation du traducteur, centrée sur le problème de la valeur à accorder à des témoignages de cet ordre.
Le contenu de ces conversations est recoupé par dautres témoignages et qui est un tant soit peu familier avec la biographie de Wittgenstein y reconnaîtra maint trait de caractère quil connaissait déjà : la hantise de ne pas être compris et le refus concomitant de faire école; la façon abrupte de traiter les gens, les repentirs qui sensuivaient, mais aussi les appréhensions de ceux sur qui sexerçaient cet ascendant, assez vives pour que Drury exprime par moment le désir de prendre quelque distance. Le lecteur retiendra quelques instantanés saisis sur le vif; comme la première rencontre avec Frege, à Iéna, où le jeune visiteur refusa de reconnaître, dans lhomme venu lui ouvrir la porte, lauteur des Fondements de larithmétique. Le plus intéressant toutefois se trouve sans doute dans limage densemble qui se dégage de ces souvenirs étalés sans interruption sur plus de vingt ans. Tolstoï, Dostoïevski, Saint Augustin, Kierkegaard, Pascal : la liste des auteurs autour desquels est organisé le premier des deux mémoires donne clairement à entendre que lessentiel de ces conversations roulaient sur la religion, la morale et lesthétique. Sans être tout à fait absents des écrits philosophiques, ces thèmes y restaient sans cesse à larrière plan. La valeur du témoignage de Drury tient à ce quil nous montre de façon probante que cest sur ce fond éthique que la philosophie de Wittgenstein demande à être comprise. En ce sens, elle sinscrit bien à contre courant de la tendance aujourdhui dominante en philosophie, qui demande toujours plus de science, sans se préoccuper un seul instant par exemple de la question de savoir comment il se fait quune oeuvre dart puisse nous donner à penser.
Cette conception de la philosophie comme travail sur soi même peut se réclamer de lidée classique qui y voit un apprentissage de la sagesse. Une lettre à Malcolm est on ne peut plus claire à cet égard : «Je sais bien quil est difficile de penser correctement sur des sujets comme la certitude, la probabilité la perception, etc. Mais il est, à supposer que cela soit possible, encore plus difficile de penser ou dessayer de penser, de manière réellement honnête sur votre vie et celle des autres». Drury nous rapporte quà un de ses élèves lui annonçant sa conversion au catholicisme, Wittgenstein aurait répondu : «Si quelquun me dit quil a acheté du matériel de funambule, cela ne mimpressionne pas, tant que je nai pas vu ce quil en fait». Par les temps qui courent, ce rappel de quelques évidences fondatrices a un effet singulièrement tonique.
Michel Bourdeau ( Mis en ligne le 26/10/2002 ) Imprimer
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