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Philosophie |
| William James Essais d'empirisme radical Agone - Banc d'essais 2005 / 20 € - 131 ffr. / 236 pages ISBN : 2-7489-0035-9 FORMAT : 12,0cm x 21,0cm
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Sur William James (1842-1910), les avis divergent beaucoup. Notamment sur la valeur et le sens de son oeuvre philosophique. Certains faits incontestables peuvent servir de présentation sommaire du personnage : encore très mal connu en Europe, où il a été peu traduit et tardivement édité (sauf en Angleterre), quoiquil y ait joui dune certaine attention de son vivant, il fut le premier philosophe vraiment «américain» des Etats-Unis, donnant à sa nation une façon propre de philosopher et le début dune tradition nationale, le «pragmatisme», quoiquil ait été modeste et ait même sur ce point rendu hommage à des compatriotes précurseurs.
Frère aîné du grand romancier Henry, comme lui fils de la Nouvelle Angleterre puritaine et anglophile de culture, William était comme lui avant tout un grand psychologue (la physiologie et la psychologie furent ses premières spécialités académiques) et comme lui insista sur lidée du sens des choses et des êtres comme compréhension de leur comportement dans la multiplicité des relations, comme pour les notions de la variété de leurs usages. Mais William était luniversitaire et le théoricien de la fratrie. Et cest dans la philosophie, que, comme Jaspers, ce médecin psychologue se trouva amené à pousser sa méditation et à porter au concept sa pensée. Les essais de James traduits et édités chez Agone permettront au lecteur français de prendre connaissance de la forme et du style «techniques» de cette pensée (dailleurs fort lisible) et de voir un des lieux de naissance de la «pensée américaine».
Lédition de cette traduction des Essais dempirisme radical enrichira aussi la liste des titres de James en français, car le recueil posthume de 1912 navait jamais été traduit dans notre langue. il présentait à lorigine lintérêt de rassembler des textes épars publiés entre 1904 et 1907 dans des revues, où, suivant la culture et lhabitude naissantes du paper, James «inventait» sa pensée en la formulant pour ses collègues et lecteurs. Si James ninventa pas cette façon, elle allait bien à lesprit libéral démocratique du pragmatisme comme constructivisme assumé dune pensée commune rationnelle, utile aux hommes de lâge moderne.
Deux des essais proposés ici portent dailleurs sur «lessence de lhumanisme» et sa relation à «la vérité», et théorisent une conception proche du positivisme et de lutilitarisme : la philosophie est la fonction de réflexion radicale de lhumanité débarrassée des illusions du mysticisme métaphysique mais soucieuse de maîtriser sa vie et le monde. James, avec le pragmatisme, nabolissait dailleurs pas la métaphysique comme lieu indépassable des questions ultimes et des constructions, maintenant en ce sens la dualité kantienne entre impossible satisfaction théorique absolue dune ontologie définitive (connaissance absolue, totale) et nécessité intellectuelle et morale dune «pensée» métaphysique (liée aux questionnements «moteurs» de la conscience des sujets finis). Cest pourquoi la dimension morale est capitale et très présente dans son uvre, ainsi que la question du sens de la religion. Ce qui nempêcha pas le pragmatisme de James dêtre une doctrine très attaquée en Europe où elle fut présentée comme un dangereux relativisme subjectiviste, et pas seulement par les kantiens ou les thomistes, soucieux de défendre labsolu, mais aussi par les marxistes qui y voyaient une cynique «philosophie du business», justification rêvée du darwinisme social capitaliste et de la loi du plus fort de limpérialisme.
Même aux Etats-Unis, où le pragmatisme est depuis cinquante ans dominant, et où la référence à James est assez convenue voire pieuse, le pragmatisme passa pour un dernier avatar de lidéalisme pour les «néo-réalistes» et «réalistes critiques». Cela ne tenait pas seulement (selon Gérard Deledalle, historien de la philosophie américaine) à des préjugés européens (même Russell vit un moment dans James un relativiste vulgaire typiquement yankee détruisant toute possibilité de vérité objective), mais à des ambiguïtés intrinsèques de sa pensée. Encore récemment, le réaliste américain Hilary Putnam reprochait avec humour à James de reporter sur autrui la raison des malentendus sur ses intentions.
Quoi quil en soit, le pragmatisme est intrinsèquement lié à lempirisme : à limpossibilité dune métaphysique aprioriste de type romantique, qui aurait accès au principe absolu de lêtre et en déduirait le système du réel comme déploiement de lIdée. Sur ce point, la publication en France des Essais dempirisme radical renouvellera aussi peut-être un peu ou précisera du moins limage de James chez nous. Car ce James «empiriste radical» salué par Gilles Deleuze (qui lavait beaucoup pratiqué et en avait fait une source de son propre empirisme) et avant lui par Jean Wahl (auteur dune thèse rédigée sous la direction de Bergson sur les philosophies pluralistes anglo-saxonnes, qui vient dêtre rééditée et mérite la lecture), déploie ici dans sa radicalité le programme dune pensée concrète, revenue aux données de lexpérience, en-deçà des constructions, tentant de saffranchir des enchaînements logiques traditionnels et des habitudes, dans un geste proche au départ du bergsonisme et de la phénoménologie, mais qui se refuse à toute substantialisation illégitime du sujet à la mode cartésienne.
Lempirisme est donc profondément lié au pragmatisme, doctrine selon laquelle la métaphysique comme possession dune ontologie éternelle serait impossible : le fondationnalisme (qui veut fonder architectoniquement un système de la vérité absolue sur une vérité première indiscutable, un principe) est remplacé par la philosophie empiriste/pragmatique comme lieu dinvention et de reprise critique de discours ontologiques cohérents mais hypothétiques et assumés comme tels quil conviendrait de juger par leur logique et leurs effets pratiques (dans leur caractère opératoire) pour notre vie. De ce point de vue le pragmatisme prolonge le criticisme kantien : limpossibilité de la métaphysique (sinon comme hypothèse vraisemblable) et la critique des ontologies dogmatiques se présentant comme la vérité fondamentale du monde, la limitation du savoir à la théorisation «modélisante» des données empiriques avec formation de concepts opératoires, un relativisme scientifique et philosophique. Limplication est un «empirisme» : cest parce que lesprit humain connaît par ses représentations et des catégories mentales quil ne peut poser un savoir métaphysique a priori ni jamais atteindre la totalité du savoir «subsumable» (pour prendre un terme kantien) sous une théorie universelle définitive. Mais empirisme «radical» signifie aussi quavec Hume contre Kant, il ny a pas de conscience de soi du «sujet transcendantal» mais seulement la subjectivité comme réceptivité sensible, travail opératoire et imagination constructrice.
Le recueil propose douze essais qui présentent une véritable unité dans la méthode et les thèmes. (1) «La conscience existe-t-elle ?» ; (2) «Un monde dexpérience pure» ; (3) «La chose et ses relations» ; (4) «Comment deux esprits peuvent connaître une même chose» ; (5) «La place des faits affectifs dans un monde dexpérience» ; (6) «Lexpérience de lactivité» ; (7) «Lessence de lhumanisme» ; (8) «La notion de conscience» ; (9) «Lempirisme radical est-il solipsiste ?» ; (10) «La réfutation de lempirisme radical» ; (11) «Humanisme et vérité encore une fois» ; (12) «Absolutisme et empirisme». Il sagit pour W. James de mettre en uvre son empirisme radical (sans présupposés), de déconstruire à partir des faits communs des conceptions de lesprit, du corps, des individus, des choses, du monde et de leurs relations et de revenir au socle indiscutable de la philosophie : lexpérience analysée par la raison. Sans offrir de métaphysique de rechange, lempirisme radical se donne pour objectif de maintenir ouvert le sens vécu et pensé de nos expériences contre sa sclérose et sa stérilisation dans les théories unilatérales et les traditions dogmatiques. Cest une pensée en acte, libre et expérimentale qui saffirme et, ce faisant, prend en considération son acte même pour penser la situation de la conscience individuelle et des sujets humains dans le monde sur un mode problématique quant à lontologie (James penche par cohérence et vraisemblance pour un «monisme neutre», lêtre comme déploiement temporel pluralisé irréductible à une de ses formes) et libéral-responsabiliste ou personnaliste en morale.
Le lecteur trouvera une bonne préface qui replace les essais dans le déploiement thématique et chronologique, linvention des concepts et lévolution philosophique de James («Empirisme, version radicale»), des notes et un lexique américain-français de la terminologie, très utiles, des traducteurs Guillaume Garreta et Mathias Girel. Luvre de James apparaît dans ses tâtonnements créateurs et dans ses limites ou ses ambiguïtés problématiques comme un lien historique et un pont actuel entre les philosophies continentale (européenne) et nord-américaine, dont les développements séparés et les malentendus ont donné limpression discutable dune hétérogénéité radicale. Les auteurs de cette édition plaident avec justesse après Jean Wahl et Deleuze pour une assimilation par les Européens des outils et des méthodes forgés en philosophie analytique et linguistique (en Amérique du nord et notamment aux Etats-Unis) pour sapproprier le sens «universel» de ses débats décoles et dauteurs sur le socle commun de la tradition anglaise empiriste et logicienne dans le fil des essais de Hume.
W. James, par limportance de son uvre, létendue de ses intérêts et son dialogue avec le néo-criticiste Renouvier et Bergson, comme par sa position de référence classique commune en Amérique du nord, peut servir aujourdhui à dépasser (mieux quen 1966 au fameux ratage du Colloque de Royaumont) la vieille opposition entre phénoménologie ou néo-kantisme européens et philosophie analytique anglo-saxonne : certains rapprochements nous étonneront peut-être un jour avant dentrer dans les habitudes universitaires... Rorty le pragmatiste na-t-il déjà rapproché lanti-fondationnalisme américain, le second Wittgenstein et la méditation historiciste sur lêtre de Heidegger ? La tendance est déjà en marche avec lintérêt croissant depuis quelques décennies (linfluence encore de Deleuze) pour B. Russell, Whitehead, etc
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 06/02/2006 ) Imprimer
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