|
Philosophie |
 | |
Hommage fidèle à un maître de la pensée | | | Maxence Caron Collectif Heidegger Cerf - Cahiers d'histoire de la philosophie 2006 / 34 € - 222.7 ffr. / 568 pages ISBN : 2-204-08029-2 FORMAT : 13,5cm x 19,5cm
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Pour le trentième anniversaire de la mort de Martin Heidegger (1976), Le Cerf publie un volume dhommage posthume duniversitaires qui ont consacré une grande partie de leurs travaux à létudier et à le commenter, ou se sont inspirés de sa pensée, suivant certains des chemins quil avait ouverts. Dans lépoque de reniements plus ou moins décents, de silences apeurés et de cabales vulgaires que nous vivons, un tel ouvrage devient presque, dans lactualité qui simpose à nous, un manifeste dindépendance et de fidélité libre à un vrai maître. Et cest un événement réconfortant, quil convient de saluer.
Il ne sagit dailleurs aucunement dune réponse des heideggeriens à Faye ou à Farias, ou bien au sens où une telle publication constitue par le fait même de son existence une réponse implicite, en acte. A ce sujet, un des auteurs du recueil (le Professeur Jean-Luc Marion) a rapporté sur un autre site internet et avec son accord le propos de son collègue Jean-François Courtine, président du jury dagrégation : «La réponse du jury dagrégation à Emmanuel Faye, cest de maintenir Heidegger au programme.» De la même façon, «Les Cahiers dhistoire de la philosophie» du Cerf maintiennent donc Heidegger à leur programme, celui de la méditation souverainement libre de ceux qui ont trop lu Heidegger pour prendre au sérieux des ouvrages quon laisse retomber dans le néant doù ils nauraient jamais dû sortir.
Evidemment les auteurs du recueil sont un peu plus qualifiés que leurs concurrents médiatiques, aussi leurs articles sont-ils dun tout autre niveau et leurs lecteurs se recruteront-ils davantage dans un public de vrais connaisseurs, exigeants. On lira ici entre autres: J.-L. Marion sur «La fin de la métaphysique comme possibilité», Rémi Brague sur «La phénoménologie comme voie daccès au monde grec», Alain Boutot sur «Heidegger et la question du platonisme», J.-M. Vaysse sur «Histoire et historialité de lêtre» ; de J. Taminiaux «Les sources platoniciennes des vues politiques de Heidegger», de Pascal David «Tempus mortis, la question de la mort à la lumière de la pensée de Heidegger», de Françoise Dastur «Le temps chez le dernier Heidegger», de Philippe Cappelle «La signification du christianisme chez Heidegger», dOlivier Souan «Heidegger et les mathématiques», etc. Enfin, hommage voilé-dévoilé à Olivier Messiaen, les «Quinze regards sur la métaphysique dans le destin de lêtre» de J.-F. Marquet.
On est très loin ici des sujets sulfureux et racoleurs. Ce qui rappellera que pour critiquer Heidegger, il faut un grand esprit ou beaucoup de présomption. Il faut dailleurs un aveuglement singulier, bien digne dinterrogation philosophique, et politique au sens le plus noble et le plus radical, pour ne pas voir lactualité de la pensée historiale du déploiement de plus en plus éblouissant (manifeste et caché en même temps) de la raison instrumentale et arraisonnante qui domine le monde contemporain, alors que tout dans la vie devient stock matériel disponible et marchand, que la terre est bousculée dans une hybris de «développement» suicidaire (sans pilote, sinon la gouvernance mondiale des banquiers qui réalise son programme) et que même les valeurs de lhumanisme révèlent leur ambiguïté, mélange de puissance destructrice et de radicale insuffisance devant les problèmes de lhumanité. Dénoncer au nom de lhumanisme néo-cartésien-kantien la prétendue indifférence de Heidegger devant la pauvre humanité souffrante, moquer en néo-nietzschéen superficiel «lidole de lêtre» chez Heidegger ou fustiger en sartrien son refus de lengagement dans les tâches du monde réel, cest vraiment étaler au grand jour sa totale incapacité à voir lengagement philosophique et la grandeur de la pensée là où ils sont. Que des jeunes, révoltés contre la flexibilité du travail le travail, cette «valeur» exaltée par tous en discours (un souci en 1929-33 déjà) mais considérée en fait comme marchandise et stock dénergie productrice à fluidifier dans la tuyauterie dune économie à flux tendu et jet continu -, semparent dun supermarché au cri de «on veut consommer !», voilà qui devrait faire lobjet dune phénoménologie véritablement soucieuse de lhumanité, véritablement existentielle et empirique et illustrant le sens de la pensée de lêtre comme avènement à leur vérité inattendue des origines de notre civilisation.
On est bien loin de la prétendue métaphysique transcendantaliste et de quelque fuite dans les mythes romantiques dun Heidegger petit-bourgeois affolé par le triomphe des Lumières libératrices ; bien loin aussi dun fascisme nihiliste didéologue irrationnaliste. Car, au fait, où est-il le vrai nihilisme ? Dans la non-pensée, dans la fuite érudite ou scientiste ou médiatique dans lévitement de la pensée du réel, véritable démission devant ce qui arrive sur nous! Bien sûr «Nous lhumanisme» ne peut se remettre en cause, puisquil est juge et partie : on appelle ça un dogme. Quel dévoilement de notre suprême rationalité ! Un dispositif déterminant tous les autismes intellectuels. Mais Heidegger et son fichu questionnement, inutile et pervers, dit-on, sur lêtre? Pas lactivisme de laffairement tous azimuts, mais loffrande dune pensée.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 21/04/2006 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie de Emmanuel Faye | | |
|
|
|
|