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Philosophie |
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La vraie vie est ailleurs | | | Yves Bonnefoy L'Imaginaire métaphysique Seuil - La librairie du XXIe siècle 2006 / 19.50 € - 127.73 ffr. / 163 pages ISBN : 2-02-086456-8 FORMAT : 14,0cm x 22,5cm
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance (2001). Imprimer
Au firmament de la poésie contemporaine, luvre immense dYves Bonnefoy est désormais connue et reconnue. En témoigne linscription, depuis deux ans, des Planches courbes au programme de littérature de la classe terminale de la série littéraire. Né en 1923 à Tours, le poète a identifié sa trajectoire à la quête de la présence du monde et au monde contre tous les élans gnostiques vers une autre région du réel. Après avoir ressenti, lors de ses études de mathématiques et de philosophie, lattrait de la pensée conceptuelle, ainsi que la fascination pour la «merveille» surréaliste, Bonnefoy sest éloigné aussi bien de la science que du surréalisme parce que tous deux, à leur façon, désertaient le monde de lexistence concrète auquel nous sommes assignés, au nom dun autre ordre de réalité, abstrait ou surréel. Dans cette perspective résolument anti-platonicienne et moderne (Anti-Platon est le titre dun poème de 1947), lengagement poétique consiste à rechercher lêtre, en-deçà de labstraction du concept et des chimères du rêve, dans lapparence elle-même, dans la terre qui, bien que déjà là, se trouve voilée. En outre, les lecteurs français ont souvent accès, depuis 1957, au théâtre et aux sonnets de Shakespeare grâce aux admirables traductions du poète. En revanche, son travail dessayiste, tout aussi important, reste plus confidentiel.
Cest pourquoi LImaginaire métaphysique offre une belle occasion de découvrir le travail critique de lun des plus grands poètes de notre temps. Ce remarquable essai, écrit dans une langue magnifique, regroupe diverses études, initialement publiées de façon indépendante, qui visent à retracer dans des uvres de la poésie ou des arts le travail de «limagination métaphysique». Or que recouvre cette expression ?
La première partie «Limaginaire métaphysique» tente précisément de définir cette notion qui, selon lauteur, informe lunivers symbolique de lOccident. Cet imaginaire ne sidentifie pas à limagination ordinaire. Celle-ci désigne la faculté de se représenter des images, des formes ou des figures qui nont dexistence que mentales ; elle renvoie ainsi au pouvoir de substituer à une situation de fait une autre situation qui na de réalité que dans notre esprit. Le rêve métaphysique ne correspond pas non plus au rêve inconscient de la psychanalyse. Limaginaire pointé par Yves Bonnefoy qualifie un «ensemble à travers lhistoire humaine de récits que lon se fait, de mythes auxquels on tente de donner foi, sur un arrière-plan de figures jugées divines ou dotées sans quon en prenne conscience de caractéristiques qui sont le fait du divin» (p.9). Alors que lacte ordinaire dimaginer anticipe une réalisation qui nous garderait dans lespace de notre existence ici-bas, limagination métaphysique, ne se limitant pas à nourrir le désir davoir ce que lon na pas, donne à rêver quon peut être comme on nest pas et enflamme le désir de participer dune réalité supérieure. Cet imaginaire senracine dans le désir dêtre et renvoie à laspiration à un ordre transcendant la réalité chaotique de notre existence terrestre et institué par limage. En ce sens, il est pleinement révélé par la formule rimbaldienne, interprétée métaphysiquement : «la vraie vie est ailleurs». Et ce rêve dexister selon un règne ontologique plus profond que celui de nos vies ordinaires saccompagne de langoisse qui naît de la crainte quil ne soit quun simple mirage.
Yves Bonnefoy se montre demblée très critique avec cette disposition fondamentale de lâme occidentale. Cette sorte de rêve, quil caractérise à dessein comme «gnostique» (p.10), détermine «la plus grande part des entreprises de nos sociétés (
) qui trouvent là beaucoup moins la paix de lesprit que des raisons pour leurs guerres sans fin, dans des redoublements de langoisse» (p.9). Mais pourquoi le poète tend-il à condamner cet imaginaire alimenté par le désir dévasion vers une réalité autre ? Cest que cette tension vers un là-bas, un ailleurs visé à la fois comme concept et comme image, nous détourne tragiquement de lici-bas, du hic et nunc de notre existence immédiate et concrète. Limagination métaphysique, en mettant en scène «léclat de là-bas» (p.23) à travers la représentation, nous éloigne de notre condition dhomme mortel et empêche lesprit de souvrir à la présence du monde : en tant que refus dadhérer à ce qui existe ici et maintenant, le rêve gnostique «ne sait pas la réalité en sa profondeur, dont la finitude est la clef» (Idem).
Cependant, en quoi la question dun imaginaire, nourri du désir de transcendance, peut-elle intéresser le poète ? Yves Bonnefoy confesse, au seuil de son ouvrage, sa «volonté de comprendre ce qui a lieu quand il écrit avec le souci du poème» (p.10). Lactivité poétique a ainsi rapport avec cet élan vers un ailleurs jugé supérieur. Et cette relation est par nature ambiguë : «tout poète se divise, se déchire, entre ce vu dincarnation et ces rêves dexcarnation» (p.10). Lespace propre de la poésie est celui dune tension entre une volonté de présence, dassentiment à limmédiat de notre finitude et le rêve gnostique dune réalité délivrée de toute contingence. Dans cette perspective, la réflexion sur limaginaire métaphysique permet d«éclairer la nature et la fonction de la poésie» (p.13). Et ce lien essentiel manifeste la complexité de la position du poète français : malgré le rappel récurrent du danger que constitue la visée, exclusivement en image, de la «vraie vie», il reconnaît quil ne saurait être question de «vouloir délivrer la conscience de cet espoir dun salut au sein même de la parole dont nous leurre la nostalgie dune réalité plus transparente, plus haute» (p.23). Nous sommes des êtres parlant et le rêve est en nous, indéracinable ; nous pouvons tenter de le surveiller, essayer «den tirer parti pour le bien de lautre désir, ce besoin terre à terre de possession qui porte en soi la violence, la guerre, le malheur, mais qui est aussi la seule voie vers lamour» (p.24).
Les différentes études de lessai se proposent alors dexplorer les figures fondamentales de limaginaire métaphysique en Occident et sinterrogent, à partir de ce déploiement, sur lessence du verbe poétique. La section "Aut lux nata est aut capta hic libera regnat", tout en pointant la tension entre la lucidité et la simplicité de lart roman, et la tentation des belles inventions fondées sur le nombre, développe un rapprochement aussi fécond que passionnant entre la lumière et la parole. De même que la lumière est la métaphore de lêtre, de même le poème, intensification de la clarté, se propose de dire lêtre en sa présence. Le Post-scriptum de cette étude révèle la puissance de limaginaire métaphysique sur le poète même qui tente den dénoncer lillusion : malgré lui, Bonnefoy a opéré, au cours de sa méditation sur la formule latine, la substitution dun lieu rêvé (Sainte-Sophie) à un lieu réel (chapelle de Ravenne).
La partie intitulée «Le regard du peintre sur larchitecte» oppose de façon ontologique la peinture et larchitecture. Parce quil nest pas capable de lespace, lart du peintre figuratif, voué à toutes les rêveries, ne peut que penser à la finitude sans jamais la rejoindre directement. Larchitecture, en revanche, est «lart majeur» (p.49) parce quen appréhendant les enseignements de lespace, il épouse immédiatement la réalité contingente et notre existence hic et nunc.
Le texte «La mélancolie, la folie, le génie, − la poésie» est lun des plus captivants du volume. Il envisage les premiers termes comme trois aspects dun événement unique qui se produit au plus intime de la relation entre lhomme et le monde. Résultant de lacte de placer la vérité dans la pensée conceptuelle, ces trois positions face au réel consacrent loubli de ce qua dinfini la chose existante. La mélancolie consiste à aimer une image du monde dont on sait quelle nest quune image ; cest une espérance à la fois toujours renaissante et sans fin déçue. A la fois rêveurs et lucides, les mélancoliques instituent un mode dêtre profondément ambigu : conscient de la vanité de leurs représentations, «ils nont pas assez le désir dune pleine incarnation pour en secouer lillusoire» (p.64). Or, les plus grands artistes sont mélancoliques parce que lart est facilement une incitation au rêve lucide. Mais la création artistique est en même temps ce qui permet à lartiste de replacer sa mélancolie au sein de son existence concrète. Ainsi, la poésie, qui est la «mémoire de cette intimité à la finitude que le concept nous fait perdre» (p.65), sefforce de signifier larrachement à la représentation, et le poème, constitué du refus de la mélancolie, mais dun refus sans cesse oublié et sans cesse réaffirmé, peut ouvrir à la présence du monde. Quant au génie, il renvoie à une aggravation de la contradiction qui anime lattitude mélancolique : au moment où lévidence de la finitude saffirme, le rêve qui devrait se dissiper impose sa réalité de façon aussi radicale que lexistence terrestre. Alors que le mélancolique jouit, certes tristement, du dilemme entre la vie et le songe, le génie est emprisonné dans le heurt de deux façons de comprendre lexistence dont ni lune ni lautre ne désarme. Il sincarne dans létat de conscience qui, loin dêtre un don du ciel, refuse obstinément laporie dans des uvres. Seule la poésie, véritable déni de lambiguïté de la mélancolie et du déchirement du génie, constitue un accès de la finitude à la conscience de soi et nous ramène à la présence du monde.
Tandis que la section «Une terre pour les images» cherche à dévoiler la double postulation (désir dêtre et finitude) qui fonde la pensée des artistes italiens, «Ecrire en rêve» révèle comment lItalie affermit la conviction de lauteur quil y a sous les représentations issues de la parole ordinaire, rationnelle ou fantasmatique, la présence dune réalité non fragmentée (l«indéfait») et susceptible, comme la poésie, de nous «parler de façon tout autre» (p.95). «La hantise du ptyx», en même temps quune extraordinaire lecture de luvre de Mallarmé qui ne parvient pas à sextirper des griffes de la chimère métaphysique, est une méditation sur «linaccessible second degré du langage» (pp.108-109) et sur la capacité du dire poétique à saisir, par-delà le Néant, «la beauté latente du lieu terrestre» (p.111). Dans «Lattrait des romans bretons» et «Lâge dor de la littérature secondaire», le poète analyse comment seul le sens de la poésie, entendue comme brèche anti-conceptuelle au sein de laquelle la présence se montre, peut introduire à une approche authentique de la matière de Bretagne, et traque les formes étonnantes de limaginaire métaphysique dans les travaux dhistoriens de lart pourtant animés dun souci positiviste.
A la fois réflexion magistrale sur les puissances ambivalentes du verbe poétique et méditation sur limaginaire métaphysique qui informe les plus grandes créations de lOccident, louvrage dYves Bonnefoy, tout en constituant une excellente introduction à ses uvres de poésie, révèle à chacun dentre nous son désir dêtre, partagé entre lévasion chimérique vers là-bas et notre présence ici-bas. Etrangement proche en cela dEmmanuel Lévinas (Totalité et Infini), il nous rappelle que même si «la vraie vie est ailleurs», nous sommes au monde.
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 16/05/2006 ) Imprimer | | |
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