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Philosophie |
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Des textes incontournables | | | Christian Bonnet Pierre Wagner Collectif L'Âge d'or de l'empirisme logique - Vienne-Berlin-Prague 1929-1936 Textes de philosophie des sciences Gallimard - Bibliothèque de philosophie 2006 / 28.50 € - 186.68 ffr. / 697 pages ISBN : 2-07-077186-5 FORMAT : 14,0cm x 22,5cm
L'auteur du compte rendu: Chercheur au CNRS (Centre d'analyses et de mathématiques sociales - EHESS), Michel Bourdeau a publié divers ouvrages de philosophie de la logique (Pensée symbolique et intuition, PUF; Locus logicus, L'Harmattan) et réédité les conclusions générales du Cours de philosophie positive (Pocket) ainsi que l'Auguste Comte et le positivisime de Stuart Mill (L'Harmattan). Imprimer
Il était de bon ton, il ny a pas si longtemps, de souligner les faiblesses de lépistémologie néo-positiviste. Avec le recul, la polémique a perdu de sa vivacité et nous commençons à nous faire une idée plus précise de ce qua pu être cette école. Il y a maintenant vingt-cinq ans, P. Jacob nous avait raconté comment lon passe «de Vienne à Cambridge» (le Cambridge du Massachusetts, cela va sans dire, le Cambridge britannique sétant toujours montré réfractaire à ce genre de philosophie). De leur côté, A. Soulez et J. Sebestik avaient beaucoup contribué à nous donner une image historiquement bien informée du Cercle de Vienne, mais leur travail avait gardé un caractère confidentiel. Lanthologie que publient aujourdhui Christian Bonnet et Pierre Wagner marque comme une consécration, puisque Carnap, Neurath et Schlick viennent rejoindre Husserl et Heidegger dans la prestigieuse «Bibliothèque de philosophie». Certains verront là le signe que lempirisme logique occupe aujourdhui la place occupée il y a une génération par la phénoménologie. Les fondateurs de la collection, Sartre et Merleau-Ponty, doivent se retourner dans leur tombe !
Comme lindique le sous-titre, le volume ne retrace quune partie de lhistoire de lempirisme logique, mais il sagit bien dun âge dor. La période couverte (1929-1936) coïncide en effet avec lexistence du Cercle de Vienne proprement dit. On saccorde en effet à le faire naître en 1929, avec la publication dune brochure intitulée : La Conception scientifique du monde : le Cercle de Vienne. Quelques années plus tard, comme chacun sait, le climat était devenu malsain et la plupart de ses membres navaient pas attendu lAnschluss pour émigrer aux USA où le Cercle prit la forme dun mouvement pour lunité de la science.
Le choix des quinze articles qui composent le recueil se révèle judicieux, tant pour les auteurs que pour les thèmes retenus. Carnap se taille la part du lion, avec quatre articles, suivi à égalité par Otto Neurath et Moritz Schlick avec trois chacun. Reichenbach, le Berlinois, est représenté par deux articles et Philippe Franck, Herbert Feigl et Carl Hempel par un seul. Dans le cas des sujets, le plus frappant est sans doute la place somme toute mineure occupée par la logique. Certes, par lintermédiaire de Wittgenstein, elle est omniprésente ; mais cest seulement çà et là, dans les textes de Carnap (voir la présentation si caractéristique, en deux colonnes, p.328 sqq), quest exposé comment, en passant du mode matériel au mode formel, en passant, si lon préfère, dans le métalangage pour parler des mots et non plus des choses , il est possible de faire le partage entre les aspects psychologiques et les aspects logiques de lépistémologie et comment, une fois écartés les premiers, la théorie de la connaissance se résume à la logique de la science. Franck et Neurath, qui figuraient parmi les membres dun «proto-cercle de Vienne», qui se réunissait dès avant 1914, Schlick, autour de qui le Cercle sest ensuite formé, ne semblent pas avoir été des adeptes de ce point de vue logique que, sous linfluence de Quine, nous avons pris lhabitude de considérer comme constitutif du mouvement.
Au plan thématique, cest la physique qui se taille la part du lion. Larticle par lequel souvre lanthologie est intitulé : «Que représentent les théories physiques contemporaines pour la théorie générale de la connaissance ?» Son auteur, Philipp Franck, avait succédé à Einstein comme professeur de physique à luniversité allemande de Prague et lintroduction générale rappelle à quel point les premiers travaux de Carnap, de Reichenbach ou de Schlick ont été marqués par la découverte de la relativité. Cest encore la physique qui se trouve à larrière-plan de la plupart des articles de ces trois auteurs traduits dans le volume : Schlick : «La causalité dans la physique contemporaine» (1931), «Les lois de la nature sont-elles des conventions ?» (1936) ; Reichenbach : «Le concept de vérité en physique» (1931). Le projet de logique inductive, qui sera le grand uvre de Carnap après la guerre, est déjà très clairement formulé à lépoque et cest autant à la physique quà la logique quil faut rapporter larticle de Reichenbach sur «Les fondements logiques du concept de probabilité», puisque la conception fréquentiste quil élabore à lépoque est destinée à expliquer comment la théorie mathématique des probabilités peut sappliquer avec succès à lexpérience. Cest encore dans ce cadre que sinscrit le compte-rendu de la Logique de la recherche de Popper (1935) publié la même année par Neurath sous le titre : «Pseudo-rationalisme de la falsification».
Autre signe de la prépondérance accordée à la physique, cest au physicalisme, ou plus exactement au langage physicaliste, quil est demandé dassurer lunité de la science. Carnap avait commencé par ce quon appelle le phénoménalisme. Soucieux de rester au plus près du donné, il avait, à la suite de Mach, choisi de partir non de lobjet mais du phénomène, de la sensation. Il ne tarda pas cependant à se ranger à lavis de Neurath, qui estimait que le prix à payer pour cela, à savoir le solipsisme méthodologique, était trop élevé, et à prendre à la place comme point de départ lobjet physique. Mais le même mot sert à désigner, chez les deux penseurs, des positions fort distinctes. Chez lun, il sagit dune reconstruction rationnelle recourant à une langue formelle ; chez lautre au contraire, dun travail collectif dans, et sur, une langue naturelle quil sagit de débarrasser de la métaphysique qui lencombre. Autant que la solution, on retiendra la place accordée à la question de lunité de la science. Celle-ci nest pas de lordre de lêtre, mais du devoir être ; pas un fait, mais une tâche et même, pour un philosophe, une des plus importantes qui soient. Pour y répondre Neurath propose, dans le dernier article du volume, de renoncer à toute ambition systématique et de prendre «lencyclopédie comme modèle».
Un autre point âprement discuté à lépoque porte sur les énoncés protocolaires, par où il faut entendre non le protocole des diplomates, mais les protocoles dexpérience du savant dans son laboratoire. Pour un empiriste, la question est cruciale puisquelle concerne lancrage dans lexpérience. Dun côté, Schlick, qui demeurait attaché à la problématique classique (recherche des fondements, idée dune théorie de la connaissance) leur accordait une valeur absolue, un caractère «incorrigible» pour parler comme les Anglais, montrant par là quil restait guidé par lidéal cartésien dune connaissance indubitable : les énoncés protocolaires sont la transcription fidèle du donné et sont donc justifiés par lui. De lautre côté, Carnap et Neurath, représentant laile gauche du groupe, ne voyaient, dans cette volonté datteindre le réel, quun reste de métaphysique. Mais, une fois quon a renoncé à mettre en correspondance le langage et la réalité, lobjectivité de la connaissance semble menacée, et le holisme nest pas loin, puisquil ny a plus rien qui soit à labri de révisions.
Trois-quarts de siècle après, que reste-t-il de ce qui a souvent été présenté comme une véritable révolution en philosophie ? Force est dadmettre que lenthousiasme qui animait Carnap est retombé. «Lancienne logique nous faisait chausser des semelles de plomb, la nouvelle nous donne des ailes», disait Russell dans un texte qui a décidé des orientations du philosophe allemand (p.50). A lusage, les retombées proprement philosophiques de la logique se sont pourtant révélées assez minces. De la logique de la science, on est revenu à la théorie de la connaissance et, grâce aux sciences cognitives ou à lépistémologie naturalisée, la psychologie, un temps bannie, a retrouvé droit de cité. Concurremment, on nous annonce quaprès un vingtième siècle dominé par la physique (relativité, quanta), le vingt et unième sera celui de la biologie. Il ny a pourtant pas de raison dêtre outre mesure pessimiste et la lecture de louvrage apparaît au contraire particulièrement salutaire. Par les temps qui courent, il nest pas mauvais de rappeler les vertus de lanalyse logique. Les tentatives de Carnap et de Neurath pour nous montrer que nous ne sommes pas condamnés à choisir entre le relativisme du sceptique ou un absolutisme qui nose pas dire son nom, ces tentatives ont une valeur exemplaire. Il est clair enfin que, à la longue, lépistémologie éclatée qui est apparue après le déclin de lempirisme logique nest pas viable. On peut difficilement, en philosophie, faire léconomie dune réflexion sur lunité de la science. Rétrospectivement, cest peut-être sur ce point que nous avons le plus à apprendre du Cercle de Vienne aujourdhui.
Il faut donc remercier Christian Bonnet, Pierre Wagner et leurs collaborateurs de nous avoir rendu accessible cet ensemble de textes. Certes louvrage nest pas destiné au grand public et suppose déjà une certaine familiarité avec les auteurs représentés. Le caractère même du recueil se prête moins à la lecture suivie quà la consultation et le copieux index de plus de quarante pages sera à cet égard particulièrement précieux. A tous ceux qui sintéressent à la philosophie des sciences, ce gros volume permet un accès direct à des textes qui ont marqué durablement le vingtième siècle.
Michel Bourdeau ( Mis en ligne le 19/06/2006 ) Imprimer | | |
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